Les Forums

La rue était bien trop bruyante à son goût. Tout comme la lumière était trop vive, et son esprit trop encombré. La journée commençait plus que mal.
"Pas de cadavre". On se foutait de lui? Il l'avait vu. Vu de ses yeux vu. Il aurait pu le jurer sur la Déesse! Mais sa certitude ne l'avançait pas beaucoup.
Pire. Quand il avait essayé de prouver sa bonne foi, l'autre empaffé s'était contenté d'aligner une grimace peinée. Peinée pour lui, Naivouge.
Comme s'il était un malade mental. En un sens, cela aurait été préférable. Il y avait eu un corps. Et moins de cinq minutes plus tard, il n'y en avait plus
la moindre trace. D'accord. "Avale la couleuvre et recrache pas", comme disait l'Ami Kidde. Admettons. Alors, que deux possibilités : OU il y avait bien eu un corps, mais quelqu'un avait trouvé le moyen de le faire se volatiliser ; OU tout ceci n'était qu'une illusion sciemment projetée dans son esprit. Bref.
Il y avait forcément une magie à l'oeuvre dans cette histoire. Il lui faudrait aller vérifier auprès des élémentalistes s'il était possible d'évacuer un corps inanimé discrètement, voire carrément de le téléporter. En fait, en l'absence d'éléments à se mettre sous la dent, il n'avait que ça à faire.
Il pressa donc le pas pour rejoindre la quartier des érudits.

-"Reprenons depuis le début, vous voulez bien? Vous étiez dans quelle taverne, exactement?"
Naivouge se massa les tempes et refréna son envie de meurtre, avant de raconter pour la énième fois sa soirée de la veille.
-"J'étais à la Pomme Chantante, dans la rue des tailleurs.
- La bâtisse avec les foulards rouges accrochés à la porte?
- Voilà, c'est ça. Je ne sais pas combien de temps j'y suis resté, mais assez longtemps pour m'enfiler trois pintes de bière bon marchais.
- Etiez-vous saoul?
- A votre avis? Non, j'étais là-bas pour compter les lattes du plancher.
- Très bien, saoul, alors. Et pourquoi dans cet établissement précis? Êtes-vous un habitué?
- Non, je vais rarement deux fois de suite au même boui-boui. J'en fais la tournée, pour retenir les visages des gérants et des clients réguliers. Pour prendre la température des soudars, quoi.
- "prendre la température", oui, bien. Et êtes-vous ivres à chaque fois que vous... hum, procédez à cela.
- Ca arrive, oui. Ce qui n'est pas interdit, autant que je le sache. Et bourré ou pas, j'ai une excellente mémoire visuelle. D'où l'interêt de la démarche.
- Quel dévouement pour la Cité. Vous allez me tirer une larme. Et cette mémoire visuelle, elle vous dit qu'il était comment, le corps dans la fontaine?
- Vous vous foutez de moi? Vous savez que quand il fait nuit... il fait nuit? Le noir complet sur la place, je peux pas vous donner plus qu'une silhouette sombre dans la flotte.
- Une silhouette comment? Elfique, humaine, naine...
- Une silhouette normale. Pas une Petite Gens. Je dirais de taille humaine.
- Sûr et certain?
- Mais foutredieu que non, pas sûr! Je viens de vous dire qu'il faisait noir! Mais bordel, pourquoi vous me cherchez des poux comme ça!? Je viens avertir le Tribunal,en tant que citoyen, et en tant que lettré assermenté, que j'ai trouvé un cadavre et on me traite comme un criminel! Dites-le! Dites-le que vous me soupçonnez! J'suis sûr que votre serment, vous l'avez pas fait au temple, pas vrai? Vous êtes trop merdeux pour vous assermenter devant la déesse, hein, "collègue"?
- Anxiété, sudation intense, perte de contrôle. Quelque chose ne va pas... collègue?"
Naivouge se rassit avec une grimace.
-"Vous devriez vous calmer. Tous ceux qui viennent nous dire qu'ils ont trouvé un cadavre sont initialement suspects, vous le savez. Et ils le sont encore plus quand on ne sait pas si ce sont des menteurs ou des cinglés.
- Hey, doucement, vous n'avez pas à...
- Il n'y avait aucun corps dans la fontaine."
Silence. Naivouge déglutit péniblement.
-"C'est quoi ce foutoir? Ben... quelqu'un a du l'enlever avant que vos gars soient sur place.
- Pas de corps. Pas de sang, nulle part. Marrant, non?"

Non.

Il en était à sa troisième pinte de la soirée, et la bière mousseuse commençait sérieusement à lui faire voir les choses d'une autre manière.
La pièce enfumée donnait l'impression de vouloir se dérober, à la périphérie de son champs de vision, comme une sorte... une sorte d'illusion, oui.
Alcool tout-puissant, que Ton Nom soit sanctifié.
Il rit tout haut de son blasphème, stupéfait et horrifié d'avoir pu penser pareille chose. Bah, il n'était pas dans les ordres, après tout.
La Mère de Lumière lui passerait bien cet écart, non? Quand même, il ferait mieux de s'arrêter là pour ce soir. S'il rentrait complètement cuit,
sa logeuse en ferait ses choux gras dès demain. Bonjour le blason du Tribunal... Il régla ses boissons (en laissant une pièce de cuivre en plus,
pour avoir l'air bon prince à peu de frais) et sortit du rade qu'il s'était choisi ce soir. La douceur nocturne le frappa. L'été était-il si proche?
Sourire. Il ne l'avait pas vu arriver, encore une fois. Il remonta la rue des tailleurs vers la place, savourant le léger courant d'air qui dispersait le parfum des immondices accumulés aux bords de la chaussée. Arrivé sur la Grande Place, il s'approcha de la fontaine pour y jeter une piecette de cuivre. Façon (idiote?) d'honorer la cité et d'aider ceux assez malin pour aller pêcher dans le petit bassin de pierre. Il prit la pièce dans sa bourse, en sifflotant. La fit rouler entre ses doitgs, écoutant les gargouillements de la fontaine. Et la lâcha. Un cadavre. La pièce rebondit contre les dalles de pierre. Un cadavre, à demi immergé dans le bassin, assombrissant l'eau. La pièce s'immobilisa, restant sagement plaquée contre le sol. Parce que c'est ainsi que les dieux ont ouvragé le monde. Un objet inanimé finit toujours par tomber. Un objet mort s'effondre toujours. Et parfois sur des fontaines. Le fonctionnaire se pencha et vomit à ses pieds.
Sainte Mère Vénéra, garde-nous du Mal.