par Un pauvre vieux » 26 août 2012, 11:28
[Pieds nus et mains gantées, le demi-elfe qui poussa la porte de l'auberge trouvait une auberge bien calme en vérité. Quelques clients éparpillés de ci de là ronflaient doucement, les plus généreux abreuvant la table d'une salive blanchâtre et indolente, tandis que de plus rares personnes tenaient messes basses dans les recoins de la grande salle ou se contentaient de transpercer l'espace de leurs regards embués. Dans la cheminée un feu crépitait joyeusement, et les ombres des pieds immobiles des tables tremblaient sous la poussée silencieuse des larges bandes lumineuses et orangées, qui oscillaient au gré des flammes. Autour de l'âtre, un petit cercle s'était formé écoutant avec attention un petit vieux conter une histoire. Ses rides marquaient tantôt l'effroi, tantôt la haine, ses mains tavelées s'ouvraient et se refermaient, sa bouche se tordait en un vilain plis ; celui-là semblait possédé par quelque étrange et antique démon. Puis il reprenait une expression digne et un air inspiré, laissant de nouveau parler l'histoire plutôt que les personnages mis en scène.
Il avait marqué une pause, saluant le demi-elfe d'un signe de tête avant de vider la moitié de sa chope avec un plaisir évident et de reprendre son histoire, une écume blanche sur le haut des lèvres. Un autre homme arriva peu de temps après, le petit vieux continuait toujours.]
Lentement, avec crainte et respect, le Roi Sans Couleur tira précautionneusement sur le vieux bouchon du premier flacon, disait-il le regard plongé dans les braises incandescentes. "Rouge". C'était le nom qu'on pouvait lire dessus. La salle entière retint son souffle... même le vent qui fouettait les façades extérieures se fit attentif et moins agressif. N'en pouvant plus de l'attente, une femme s'évanouit à grands cris. On l'évacua et, l'incident clos, s'agglutina de nouveau près du monarque. Un "plop !" sonore salua l'ouverture de la fiole, et un "aaahhhhh !!!....." mi-soulagé, mi-admiratif le suivit, lors même que rien de remarquable n'était à observer. P'tit Tom s'approcha, tendit une palette blanche aux courbes arrondies au Roi et l'invita du regard à verser le contenu du flacon sur ce support immaculé.
[Le petit vieux marqua une pause.]
Et le Roi versa, acheva-t-il en changeant de position. Et il en alla de même avec chacun des sept premiers flacons. Quelques gouttes tout au plus, car les fioles étaient petites, et leur verre épais. A chaque fois qu'une nouvelle couleur s'étalait sur la palette, la foule se déchaînait. Et à chaque fois, il fallait ramener l'ordre à coup de pique et de vociférations injurieuses. Une dizaine de badauds moururent dans l'affaire, mais l'histoire oublia leur nom, car à vrai dire, tout ce monde fade peint de noir et de blanc s'était brusquement réduit à un mince ilot de couleurs vives. Les grands espaces, l'immense salle du trône et son plafond lointain, le ciel chargé de nuages et les vents éternels dehors... oubliés ! Éclipsés ! Le monde entier ne se résumait plus qu'à un seul objet, plat et sans volume mais qui semblait porter la vie elle-même sur sa surface. C'était une lumière perdue au milieu d'une nuit d'encre, un drapeau coloré flottant sur un océan fuligineux. Mouais. Même les aveugles y étaient sensibles, et plus d'un préféra quitter les lieux ne pouvant supporter cet excès de bonheur qui menaçait de les étouffer. Les vieillards tremblaient, les mères sanglotaient en serrant dans leurs bras leurs enfants, les hommes étaient graves, dès les premiers émois maîtrisés par le fer... Un vent de béatitude soufflait, et jamais on eût pu deviner le désastre qui se préparait.
Rouge. Ce fut la première des sept. Possédant tout l'éclat et la brillance du pyrope, cette pierre que certains riches de la Baie arborent fièrement sur leurs bagues, leurs colliers ou leurs tenues brodées d'or. Rouge feu. Rouge sang. Mais ni le goudron qui coulait dans leurs veines, ni les flammes albinos qui tanguaient dans leurs cheminées n'étaient à même d'effleurer - et encore moins de retranscrire - toute la profondeur et la complexité de ce qui grossissait paresseusement sur la palette devant leurs yeux : ils n'avaient jamais rien connu de semblable. Vinrent ensuite l'orange et le jaune, purs et lumineux eux aussi. L'image du premier collait parfaitement à la chair écorchée d'un fruit mûr du même nom - inutile de préciser qu'il ne s'en cueillait pas dans ces contrées lointaines - et il ne manquait au second guère que la chaleur d'une bougie pour pouvoir surpasser tout à fait la clarté de sa flamme. Suivirent un magnifique violet - pareil à celui dont Te Danann dote parfois certaines orchidées du continent - puis un bleu lointain de ciel océan, vierge de tout nuage et de toute mouette. Le sixième flacon déversa un indigo effrayant et irréel, moitié palpitant et qui semblait provenir d'une nuit infinie et mystérieuse. Au septième, ce fut un beau vert d'amour que la foule put admirer.
[Le petit vieux inspira longuement, puis ferma ses paupières usées avec volupté.]
Que dire de ce vert ? murmura-t-il presque pour lui même. Ce... C'était... Ah ! les mots sont impuissants à le décrire fidèlement, c'est peut-être pour cela que les bardes ne crient par sa beauté par delà le monde... De l'émeraude liquide... Des couleurs profondes aux tons mêlés... car au sein de cette teinte hypnotique se discernaient de fines stries noisettes. Loin de paraître dissonante, cette touche heureuse emportait les sens vers de nouvelles plaines jusque là inexplorées. Et les reflets changeants et envoûtants qui animaient le mélange ouvraient des profondeurs insoupçonnées et fantastiques. Pour qui prenait le temps de fixer son attention l'espace d'un baiser, le château entier disparaissait remplacé par une mer verte sans fond, calme, suspendue, à l'horizon plat et dégagé..."
[Le petit vieux se pencha un peu vers une lutine à sa droite, les yeux soudain peuplés dont ne sait trop quoi.]
Si les gens de là-bas t'avaient connue...
[...médita-t-il en s'envoyant une nouvelle gorgée de bière... La suite se perdit dans la rumeur ambiante.
La mignonnette avait brusquement rougi en détournant le regard, tandis que l'autre reprenait le fil de son récit sans sembler s'en formaliser. Qu'avait-il pu lui susurrer de son haleine chaude et chargée d'alcool ? Etait-ce le dégoût qui avait soudainement saisi la petite au corps, lui arrachant un frémissement éloquent ? A moins que ce ne fût simplement le froid, en dépit du feu ardent qui couvait au fond de certains regards fiévreux.]
Couleur après couleur, les esprits s'étaient portés de plus en plus haut sur les falaises du Beau, reprit-il en fronçant ses sourcils broussailleux. Dangereusement haut. C'en était presque trop. Presque. Un peu comme les affamés qu'on trouve parfois au détour d'une ruelle sombre... Offrez-leurs un festin de prince, et c'est la mort qui les attend à coup sûr. Mouais. Là, il en allait de même pour ces âmes laides et grises, affamées de ce qu'elles n'avaient jamais connu et qui en demandaient encore et encore, au mépris de la saturation qui menaçait.
Enfin, il ne resta plus que la dernière couleur à découvrir, la seule dont le récipient était dépourvu d'étiquette. On le traita de la même manière que les autres, et une fois son bouchon ôté, s'étala sur la palette du... du blanc. Oh, certes un blanc scintillant, aussi pur que les neiges éternelles, mais cette couleur là les yeux la connaissaient déjà. Le cri d'admiration qui avait spontanément couru le long des gorges se mua en râle sourd de mécontentement. Etait-ce là un nouvel affront ? Avait-il fallu patienter tout ce temps pour se voir finalement offrir ce que les sens embrassaient jusqu'au dégoût du matin au soir ? Le Roi avait jeté au loin la petite bouteille dans un geste rageur ; une veine furieuse battait sur son front. P'tit Tom se baissa pour la ramasser (il dut s'y prendre à trois reprises, car il n'est pas aisé de saisir les objets sans pouce et privé d'un oeil) et fit face, sans paraître remarquer la colère royale.
"Oui, ô mon roi, le blanc est une couleur !" s'enthousiasma le pauvre borgne. "J'ai même appris mieux que ça, laissez-moi vous raconter." Et il narra en effet comment, au terme de son harassant voyage, il avait rencontré un étrange homme qui affirmait que le blanc n'était autre que la somme de toutes les couleurs. Aux dires de P'tit Tom, il possédait même une sorte de petite pyramide de cristal ou de verre, qui, lorsqu'on la mettait à la lumière du jour, teintait le mur opposé de larges bandes irisées. C'était la plus belle des sorcelleries, se souvenait-il nostalgique. Et c'est ce même homme qui lui avait fait don des petits pots précédents. "Le peuple est sauvé, renchérissait p'tit Tom tout sourire, car si le blanc contient toutes les couleurs et même davantage, cela signifie que notre pays entier n'est que couleurs !!". La mâchoire du roi se crispa, un silence pesant s'installa, tandis qu'au loin un couple de colombes s'enfuyait, dérangé par cette absence soudaine de bruits. Dans sa folie, l'autre avait sorti un long pinceau à poils de souris, et le tendait à son monarque avec respect. "Tenez", lui disait-il en souriant gauchement. "Essayez par vous même, mélangez les couleurs...". Le Roi - sceptique - prit le pinceau, et ce qui devait arriver arriva.
[Le petit vieux renifla, et regarda tour à tour chacun des membres de son auditoire.]
Z'avez déjà essayé de mélanger toutes les couleurs entre elles ? demanda-t-il en guettant un signe d'approbation ou de dénégation. Bin moi, si. L'résultat devait être aussi propre que celui qu'obtint le Roi sans Couleur, j'suppose. Une espèce de bouilli infâme, marron-verdâtre-grisâtre... un truc pas net. Mouais. Assez loin du blanc, en vrai. Un désastre. Ce pauvre P'tit Tom regardait sans comprendre. Il souriait toujours, lorsque le Roi ordonna son arrestation, et manda son bourreau personnel. Ce n'est qu'à la vue de son triste reflet renvoyé par l'acier nu qu'il sembla comprendre et que sa pupille orpheline s'écarquilla comme jamais...
[Un frisson parcourut la petite assemblée. Les enfants, au coeur si bon, craignaient alors pour le sort de P'tit Tom qui n'était pas parvenu à convaincre le Roi que le blanc résultait du mélange de toutes les couleurs. Mais la suite du récit devrait prouver que les larmes et les craintes des plus jeunes n'étaient pas à mêmes d'infléchir le cours des choses.]
... puis sa tête roula en soupirant sur le carrelage froidement indifférent, conclut le petit vieux en essuyant une larme qui mouillait sa joue. Le monde entier approuva la justice royale, et l'on ne retint des sept couleurs que la bouilli immonde finale.
[Certains des enfants se couvrirent brusquement les yeux de leurs petites mains potelées, comme pour nier l'inévitable ; d'autres poussèrent un sanglot mais une chose est sûre, les petites gorges étaient serrées d'émotion après l'histoire du petit vieux...]
...Toutefois, ne condamnez pas trop vite la barbarie de ce peuple...
[ Le petit vieux paraissait accuser d'un coup le poids des ans.]
...J'me rappelle d'une amie, se souvint-il avec nostalgie. C'était dans ma jeunesse... Elle me disait que parfois, la nuit lui apportait des couleurs qui n'existaient pas. "Comment ça ?" que j'lui demandais un jour. Et là, elle était bien en peine de m'expliquer. "Bin ça n'existe pas, alors..." répondait-elle en me regardant bizarrement. Et encore, elle disposait des couleurs, elle, pour soutenir sa pensée ! De tout un monde vêtu de toutes les nuances inimaginables ! Alors imaginez le désarroi de ce peuple... Imaginez... Rouge par exemple. On leurs avait présenté du rouge. Rien de rouge n'avait jamais était vu auparavant. Aucune comparaison possible, aucune analogie, aucun objet, ils avaient une sensation et un mot unique pour rassurer leur mental qui s'affolait. Quand les échantillons minuscules furent tristement amalgamés, il ne leur resta plus que sept mots. Sept pauvre mot, qui ne voulaient rien dire et ne renvoyaient plus à rien, sinon un vague souvenir qui déjà s'effaçait à la vitesse d'un rêve au réveil. Et cela, le roi l'avait peut-être compris... Après, de là à faire décapiter P'tit Tom et à mutiler son cadavre durant quarante jours et quarante nuits avant de le lancer du haut de la plus haute tour... J'dis pas.
[Le petit vieux se leva lourdement, regardant les gamins en se grattant la tête.]
J'avais parlé d'une sorcière et d'une malédiction, se rappela-t-il en faisant craquer son dos voûté. C'est pas encore fini, en vrai la fin est plus heureuse. Mouais. Un jour, le feu et le sang de ce peuple bien malheureux retrouvèrent leurs couleurs perdues. Mouais. Mais c'est une autre histoire, j'vous la raconterai p'têt un de ces jours prochains. P'têt.
[Le petit cercle se disloqua, chacun retournant vaquer à ses occupations, riches d'une nouvelle et obscure morale.]
[Pieds nus et mains gantées, le demi-elfe qui poussa la porte de l'auberge trouvait une auberge bien calme en vérité. Quelques clients éparpillés de ci de là ronflaient doucement, les plus généreux abreuvant la table d'une salive blanchâtre et indolente, tandis que de plus rares personnes tenaient messes basses dans les recoins de la grande salle ou se contentaient de transpercer l'espace de leurs regards embués. Dans la cheminée un feu crépitait joyeusement, et les ombres des pieds immobiles des tables tremblaient sous la poussée silencieuse des larges bandes lumineuses et orangées, qui oscillaient au gré des flammes. Autour de l'âtre, un petit cercle s'était formé écoutant avec attention un petit vieux conter une histoire. Ses rides marquaient tantôt l'effroi, tantôt la haine, ses mains tavelées s'ouvraient et se refermaient, sa bouche se tordait en un vilain plis ; celui-là semblait possédé par quelque étrange et antique démon. Puis il reprenait une expression digne et un air inspiré, laissant de nouveau parler l'histoire plutôt que les personnages mis en scène.
Il avait marqué une pause, saluant le demi-elfe d'un signe de tête avant de vider la moitié de sa chope avec un plaisir évident et de reprendre son histoire, une écume blanche sur le haut des lèvres. Un autre homme arriva peu de temps après, le petit vieux continuait toujours.]
Lentement, avec crainte et respect, le Roi Sans Couleur tira précautionneusement sur le vieux bouchon du premier flacon, disait-il le regard plongé dans les braises incandescentes. "Rouge". C'était le nom qu'on pouvait lire dessus. La salle entière retint son souffle... même le vent qui fouettait les façades extérieures se fit attentif et moins agressif. N'en pouvant plus de l'attente, une femme s'évanouit à grands cris. On l'évacua et, l'incident clos, s'agglutina de nouveau près du monarque. Un "plop !" sonore salua l'ouverture de la fiole, et un "aaahhhhh !!!....." mi-soulagé, mi-admiratif le suivit, lors même que rien de remarquable n'était à observer. P'tit Tom s'approcha, tendit une palette blanche aux courbes arrondies au Roi et l'invita du regard à verser le contenu du flacon sur ce support immaculé.
[Le petit vieux marqua une pause.]
Et le Roi versa, acheva-t-il en changeant de position. Et il en alla de même avec chacun des sept premiers flacons. Quelques gouttes tout au plus, car les fioles étaient petites, et leur verre épais. A chaque fois qu'une nouvelle couleur s'étalait sur la palette, la foule se déchaînait. Et à chaque fois, il fallait ramener l'ordre à coup de pique et de vociférations injurieuses. Une dizaine de badauds moururent dans l'affaire, mais l'histoire oublia leur nom, car à vrai dire, tout ce monde fade peint de noir et de blanc s'était brusquement réduit à un mince ilot de couleurs vives. Les grands espaces, l'immense salle du trône et son plafond lointain, le ciel chargé de nuages et les vents éternels dehors... oubliés ! Éclipsés ! Le monde entier ne se résumait plus qu'à un seul objet, plat et sans volume mais qui semblait porter la vie elle-même sur sa surface. C'était une lumière perdue au milieu d'une nuit d'encre, un drapeau coloré flottant sur un océan fuligineux. Mouais. Même les aveugles y étaient sensibles, et plus d'un préféra quitter les lieux ne pouvant supporter cet excès de bonheur qui menaçait de les étouffer. Les vieillards tremblaient, les mères sanglotaient en serrant dans leurs bras leurs enfants, les hommes étaient graves, dès les premiers émois maîtrisés par le fer... Un vent de béatitude soufflait, et jamais on eût pu deviner le désastre qui se préparait.
Rouge. Ce fut la première des sept. Possédant tout l'éclat et la brillance du pyrope, cette pierre que certains riches de la Baie arborent fièrement sur leurs bagues, leurs colliers ou leurs tenues brodées d'or. Rouge feu. Rouge sang. Mais ni le goudron qui coulait dans leurs veines, ni les flammes albinos qui tanguaient dans leurs cheminées n'étaient à même d'effleurer - et encore moins de retranscrire - toute la profondeur et la complexité de ce qui grossissait paresseusement sur la palette devant leurs yeux : ils n'avaient jamais rien connu de semblable. Vinrent ensuite l'orange et le jaune, purs et lumineux eux aussi. L'image du premier collait parfaitement à la chair écorchée d'un fruit mûr du même nom - inutile de préciser qu'il ne s'en cueillait pas dans ces contrées lointaines - et il ne manquait au second guère que la chaleur d'une bougie pour pouvoir surpasser tout à fait la clarté de sa flamme. Suivirent un magnifique violet - pareil à celui dont Te Danann dote parfois certaines orchidées du continent - puis un bleu lointain de ciel océan, vierge de tout nuage et de toute mouette. Le sixième flacon déversa un indigo effrayant et irréel, moitié palpitant et qui semblait provenir d'une nuit infinie et mystérieuse. Au septième, ce fut un beau vert d'amour que la foule put admirer.
[Le petit vieux inspira longuement, puis ferma ses paupières usées avec volupté.]
Que dire de ce vert ? murmura-t-il presque pour lui même. Ce... C'était... Ah ! les mots sont impuissants à le décrire fidèlement, c'est peut-être pour cela que les bardes ne crient par sa beauté par delà le monde... De l'émeraude liquide... Des couleurs profondes aux tons mêlés... car au sein de cette teinte hypnotique se discernaient de fines stries noisettes. Loin de paraître dissonante, cette touche heureuse emportait les sens vers de nouvelles plaines jusque là inexplorées. Et les reflets changeants et envoûtants qui animaient le mélange ouvraient des profondeurs insoupçonnées et fantastiques. Pour qui prenait le temps de fixer son attention l'espace d'un baiser, le château entier disparaissait remplacé par une mer verte sans fond, calme, suspendue, à l'horizon plat et dégagé..."
[Le petit vieux se pencha un peu vers une lutine à sa droite, les yeux soudain peuplés dont ne sait trop quoi.]
Si les gens de là-bas t'avaient connue...
[...médita-t-il en s'envoyant une nouvelle gorgée de bière... La suite se perdit dans la rumeur ambiante.
La mignonnette avait brusquement rougi en détournant le regard, tandis que l'autre reprenait le fil de son récit sans sembler s'en formaliser. Qu'avait-il pu lui susurrer de son haleine chaude et chargée d'alcool ? Etait-ce le dégoût qui avait soudainement saisi la petite au corps, lui arrachant un frémissement éloquent ? A moins que ce ne fût simplement le froid, en dépit du feu ardent qui couvait au fond de certains regards fiévreux.]
Couleur après couleur, les esprits s'étaient portés de plus en plus haut sur les falaises du Beau, reprit-il en fronçant ses sourcils broussailleux. Dangereusement haut. C'en était presque trop. Presque. Un peu comme les affamés qu'on trouve parfois au détour d'une ruelle sombre... Offrez-leurs un festin de prince, et c'est la mort qui les attend à coup sûr. Mouais. Là, il en allait de même pour ces âmes laides et grises, affamées de ce qu'elles n'avaient jamais connu et qui en demandaient encore et encore, au mépris de la saturation qui menaçait.
Enfin, il ne resta plus que la dernière couleur à découvrir, la seule dont le récipient était dépourvu d'étiquette. On le traita de la même manière que les autres, et une fois son bouchon ôté, s'étala sur la palette du... du blanc. Oh, certes un blanc scintillant, aussi pur que les neiges éternelles, mais cette couleur là les yeux la connaissaient déjà. Le cri d'admiration qui avait spontanément couru le long des gorges se mua en râle sourd de mécontentement. Etait-ce là un nouvel affront ? Avait-il fallu patienter tout ce temps pour se voir finalement offrir ce que les sens embrassaient jusqu'au dégoût du matin au soir ? Le Roi avait jeté au loin la petite bouteille dans un geste rageur ; une veine furieuse battait sur son front. P'tit Tom se baissa pour la ramasser (il dut s'y prendre à trois reprises, car il n'est pas aisé de saisir les objets sans pouce et privé d'un oeil) et fit face, sans paraître remarquer la colère royale.
"Oui, ô mon roi, le blanc est une couleur !" s'enthousiasma le pauvre borgne. "J'ai même appris mieux que ça, laissez-moi vous raconter." Et il narra en effet comment, au terme de son harassant voyage, il avait rencontré un étrange homme qui affirmait que le blanc n'était autre que la somme de toutes les couleurs. Aux dires de P'tit Tom, il possédait même une sorte de petite pyramide de cristal ou de verre, qui, lorsqu'on la mettait à la lumière du jour, teintait le mur opposé de larges bandes irisées. C'était la plus belle des sorcelleries, se souvenait-il nostalgique. Et c'est ce même homme qui lui avait fait don des petits pots précédents. "Le peuple est sauvé, renchérissait p'tit Tom tout sourire, car si le blanc contient toutes les couleurs et même davantage, cela signifie que notre pays entier n'est que couleurs !!". La mâchoire du roi se crispa, un silence pesant s'installa, tandis qu'au loin un couple de colombes s'enfuyait, dérangé par cette absence soudaine de bruits. Dans sa folie, l'autre avait sorti un long pinceau à poils de souris, et le tendait à son monarque avec respect. "Tenez", lui disait-il en souriant gauchement. "Essayez par vous même, mélangez les couleurs...". Le Roi - sceptique - prit le pinceau, et ce qui devait arriver arriva.
[Le petit vieux renifla, et regarda tour à tour chacun des membres de son auditoire.]
Z'avez déjà essayé de mélanger toutes les couleurs entre elles ? demanda-t-il en guettant un signe d'approbation ou de dénégation. Bin moi, si. L'résultat devait être aussi propre que celui qu'obtint le Roi sans Couleur, j'suppose. Une espèce de bouilli infâme, marron-verdâtre-grisâtre... un truc pas net. Mouais. Assez loin du blanc, en vrai. Un désastre. Ce pauvre P'tit Tom regardait sans comprendre. Il souriait toujours, lorsque le Roi ordonna son arrestation, et manda son bourreau personnel. Ce n'est qu'à la vue de son triste reflet renvoyé par l'acier nu qu'il sembla comprendre et que sa pupille orpheline s'écarquilla comme jamais...
[Un frisson parcourut la petite assemblée. Les enfants, au coeur si bon, craignaient alors pour le sort de P'tit Tom qui n'était pas parvenu à convaincre le Roi que le blanc résultait du mélange de toutes les couleurs. Mais la suite du récit devrait prouver que les larmes et les craintes des plus jeunes n'étaient pas à mêmes d'infléchir le cours des choses.]
... puis sa tête roula en soupirant sur le carrelage froidement indifférent, conclut le petit vieux en essuyant une larme qui mouillait sa joue. Le monde entier approuva la justice royale, et l'on ne retint des sept couleurs que la bouilli immonde finale.
[Certains des enfants se couvrirent brusquement les yeux de leurs petites mains potelées, comme pour nier l'inévitable ; d'autres poussèrent un sanglot mais une chose est sûre, les petites gorges étaient serrées d'émotion après l'histoire du petit vieux...]
...Toutefois, ne condamnez pas trop vite la barbarie de ce peuple...
[ Le petit vieux paraissait accuser d'un coup le poids des ans.]
...J'me rappelle d'une amie, se souvint-il avec nostalgie. C'était dans ma jeunesse... Elle me disait que parfois, la nuit lui apportait des couleurs qui n'existaient pas. "Comment ça ?" que j'lui demandais un jour. Et là, elle était bien en peine de m'expliquer. "Bin ça n'existe pas, alors..." répondait-elle en me regardant bizarrement. Et encore, elle disposait des couleurs, elle, pour soutenir sa pensée ! De tout un monde vêtu de toutes les nuances inimaginables ! Alors imaginez le désarroi de ce peuple... Imaginez... Rouge par exemple. On leurs avait présenté du rouge. Rien de rouge n'avait jamais était vu auparavant. Aucune comparaison possible, aucune analogie, aucun objet, ils avaient une sensation et un mot unique pour rassurer leur mental qui s'affolait. Quand les échantillons minuscules furent tristement amalgamés, il ne leur resta plus que sept mots. Sept pauvre mot, qui ne voulaient rien dire et ne renvoyaient plus à rien, sinon un vague souvenir qui déjà s'effaçait à la vitesse d'un rêve au réveil. Et cela, le roi l'avait peut-être compris... Après, de là à faire décapiter P'tit Tom et à mutiler son cadavre durant quarante jours et quarante nuits avant de le lancer du haut de la plus haute tour... J'dis pas.
[Le petit vieux se leva lourdement, regardant les gamins en se grattant la tête.]
J'avais parlé d'une sorcière et d'une malédiction, se rappela-t-il en faisant craquer son dos voûté. C'est pas encore fini, en vrai la fin est plus heureuse. Mouais. Un jour, le feu et le sang de ce peuple bien malheureux retrouvèrent leurs couleurs perdues. Mouais. Mais c'est une autre histoire, j'vous la raconterai p'têt un de ces jours prochains. P'têt.
[Le petit cercle se disloqua, chacun retournant vaquer à ses occupations, riches d'une nouvelle et obscure morale.]