[HISTOIRE] Le Roi Sans Couleur

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Un petit vieux

[HISTOIRE] Le Roi Sans Couleur

Message par Un petit vieux »

[Dans la petite taverne de Boisdoré, la fièvre retombait enfin. L'enthousiasme premier soulevé par l'une de ces tournées générales qui animaient épisodiquement les lieux avait vu les verres se lever hardiment, les chopes se claquer et asperger les vêtements avec insouciance, le sol également, et parfois même les murs et le plafond lorsque les hommes ou les hobbits qui les agitaient n'en étaient plus à leur première consommation. Pendant un temps, tout cela avait formé un amalgame des plus dissonants, où les cris fusaient, les commandes, les rires, les insultes aussi ; car l'alcool n'était point toujours sans fureur. Et la chaleur vous prenait au corps ; les odeurs de sueur mêlées à celles de tabac ou d'autres herbes étranges et proscrites en d'autres lieux, d'autres temps, vous envahissait la narine... La migraine couvait derrière les fronts brûlants, et des regards non moins ardents s'échangeaient, lorsqu'une belle venait à croiser les yeux de l'un de ses prétendants, aussi petit fût-il. Oui, pendant un moment, tout cela avait formé une joyeuse pagaille. Hétéroclite était la clientèle de cette établissement : les grandes gens côtoyaient les petite gens, les enfants chahutaient à côté des adultes et des vieux briscards, certains s'abîmaient dans un état frôlant sinon le coma, du moins un engourdissement avancé, tandis que d'autres hurlaient à tue-tête et levaient les poings avec la dernière des passions. Ouais. Un beau foutoir. Mais pas éternel, car l'accalmie avait poussé la porte de l'auberge, et posait maintenant sa main fraîche et apaisante sur les nuques en feu, calmant les émois et les derniers élans tapageurs.

C'était à l'occasion de ces moments particulièrement propices aux rêveries et aux contes que les vieillards et les doyens de cette harmonieuse communauté sortaient sporadiquement de leur silence mou et impavide, et obtenaient enfin un peu d'attention de la part des plus jeunes - à la manière du pauvre tendant la main pour obtenir le pain du riche. Il n'était pas rare alors qu'une voix rendue chevrotante par les années s'élève pour relater histoires vraies, déformées, totalement inventées, ou - au mépris de toute logique - les trois à la fois.
L'activité se faisait moins dense, les lattes du vieux plancher moins grinçantes, les allers et les retours du petit tavernier plus espacés... Les oreilles se tendaient soudain attentives, les silhouettes se massaient autour du feu - lieu d'histoires privilégié s'il en est - et c'était cette atmosphère chaude et crépitante, chargée d'une entêtante odeur de bois et de fumée, qui composait le fond sur lequel les conteurs tissaient leur récit. Dans les yeux de l'assistance les flammes dansaient , des pieds des tabourets jusqu'au murs les ombres tremblotantes s'étiraient , et des reflets d'incendies égayaient les contours des visages mangés d'obscurité.

C'est dans ce contexte bien particulier qu'un petit vieux se décida à raconter l'histoire du Roi Sans Couleur.]

_ C'était un roi comme on en fait plus, commença-t-il d'une voix grave et solennelle. Il vivait, entouré de ses gens et de sa reine, dans un royaume perdu dans les montagnes, dans un pays qui ne connaissait que le blanc et le gris, la neige, le vent et le froid. D'interminables escaliers et des tours effilées sortaient de la roche, s'élançaient à l'assaut du ciel, tutoyaient les nuages. Lorsque le brouillard qui régnait en maître en ces contrées lointaines se dissipait, le roi contemplait du haut de sa plus haute tour la vallée qui s'étendait sous ses yeux. Son royaume. Fait de glace, d'arbres noueux et rachitiques, de roches dures et gelées, de paysages tout en lames et en pics. Le vent soulevait des tourbillons de flocons qui parfois se déchaînaient en véritable tempête, arrachaient des gémissement plaintifs aux montagnes. Aux violentes bourrasques succédaient des silences assourdissants. Blancs et gris, eux aussi. Il n'y avait pas de couleur en ce pays. Les hommes avaient les yeux sombres, le teint hâve pareil à certaines roches claires qui les entouraient, la lèvre exsangue et desséchée. De gris ils se vêtaient, de gris ils se nourrissaient. On prétendait que dans leurs veines, le sang lui même avait renoncé à sa pourpre, qu'il possédait désormais l'aspect du goudron et que c'était de lui qu'ils tenaient cette peau à l'aspect minéral. Un pays triste à la vérité, et un peuple à l'image de son pays, possédant toute les nuances existant entre le noir et le blanc, mais de couleurs ? point de trace. Les feu qu'ils allumaient le soir arrivaient à peine à les réchauffer, et les flammes semblaient provenir d'un lointain passé, ternies et affaiblies... blanchâtres et vacillantes, comme leurs rêves. Délavées.
Et la couronne de fer qui ceignait le front du suzerain surnommé le Roi Sans Couleur, lui paraissait chaque jour plus lourde et plus froide.

[Le vieux se tut, regardant un petiot avec des yeux terribles. La misère de ce peuple, il se l'était faite sienne pour une durée indéterminée. Il plongea le tisonnier dans les bûches, soulevant des nuages d'étincelles pétillantes et incendiaires, avec des gestes lents et calculés. Après tout, il n'était qu'au début de son récit.]
Un petit vieux

Re: Histoire - Le Roi Sans Couleur

Message par Un petit vieux »

Un jour que le Roi languissait derrière les immenses vitres de son palais, sa lassitude se mua en idée - phénomène des plus rares et des plus inexpliqués, même par delà ce monde clos entouré par les montagnes - se souvint le petit vieux avec un air sérieux en regardant un non moins vieux hobbit faire surgir des épaisses et grisâtres fumées de sa pipe tout un monde miniature illustrant ses propos. Il convoqua dans l'heure les plus grands de ses savants, des hommes fidèles au teint cireux et à l'oeil cave, leur demandant de créer de la couleur, de remédier à cette absence qu'il ne supportait plus. De longs débats s'ensuivirent. On parla beaucoup, pendant des jours. On écrivit aussi, pour garder trace de ce qui se disait. Les parchemins s'entassèrent, les rancoeurs avec eux, car nul ne s'accordait. "Couleurs", ils n'avaient que ce mot là à la bouche. Mais ils ignoraient ce que c'était réellement au fond, et le vocabulaire leurs manquait pour décrire cette chose qui n'était ni du blanc, ni du noir, ni un savant mélange des deux. "Je veux voir de la couleur ! martelait le Roi. Débrouillez-vous, mais je veux de la couleur dans mon royaume !". Un début de solution vint d'un plus jeune - P'tit Tom - : d'où venait donc ce nom, "couleur", déjà ? En avait-il jamais existé ? On s'interrogea, ce fut l'occasion de nouvelles nuits blanches de débats à la passion affectée. Les plus vieux se référaient immanquablement à une légende oubliée, dans laquelle les mots "sorcière" et "malédiction" planaient lugubrement. On racontait que des dieux cruels avaient maudit ce peuple et leur engeance, avant de les oublier, eux et leurs malheurs. Mais personne n'était d'accord quant à la raison de la fureur des dieux, et surtout, cela ne réglait absolument pas le problème de couleurs. On se résolut finalement à consulter le doyen de cette communauté d'érudits : un vieillard aveugle qu'on prétendait fort sage et avisé.

Une semaine entière fut nécessaire pour sensibiliser cette âme tiraillée entre sénescence et déliquescence à ce problème délicat. Quand enfin, il répéta "c-couleurs ?" après des heures et des heures d'acharnement, comme si c'était la première fois qu'il entendait ce mot, les murmures s'évanouirent, les oreilles se tendirent. "Oh... mon arrière arrière grand-mère m'disait qu'ce mot venait d'un étranger... Un homme aux cheveux pas comme nous. Il venait d'au-delà la montagne des Deux-Soeurs...". Comme le vieux se taisait, bavant et oscillant d'une étrange manière, le Roi le pressa de s'expliquer. On n'avait pas vu passer d'étrangers depuis des générations, qui était celui-là ? Et la sorcière, qu'en était-il dans tout ça ? Mais ses tentatives furent vaines, l'autre était retourné dans son monde de fantômes et de poussières après seulement deux phrases, et ne semblait plus vouloir le quitter. Il décéda la nuit suivante.

Le Roi Sans Couleur réunit alors autour de lui les plus jeunes et les plus vaillants de ses savants. Leur mission ? Franchir cet obstacle insurmontable qu'était la montagne des Deux-Soeurs, aller par delà les limites connues du domaine royale, dépasser les frontières du monde, et ramener la couleur dans le pays. Les meilleurs des pisteurs les accompagneraient pour assurer la bonne réussite de ce voyage qui s'annonçait long et périlleux. Douze équipes furent ainsi constituées, et partirent dans la grisaille brumeuse du petit matin suivant. On pleura beaucoup ce jour là. Longtemps, les mains des épouses délaissées s'agitèrent dans l'air froid et mordant des montagnes, bien après que les larmes eurent gelé sur leurs joues froides et les silhouettes au loin disparu. Un bien émouvant spectacle en vérité. La moitié d'entre elles s'offrirent à la montagne - comme l'encourageait la coutume lorsqu'il fallait faire preuve de dévotion - et demeurèrent jusqu'à ce que le sang dans leurs veines fût devenu aussi gelé et immobile que l'eau de leurs yeux. Cela émut beaucoup. On écrivit de nouveau quantité de parchemins pour décrire la beauté de ce geste.

Les années passèrent, aucune des équipes ne revenait, et le Roi patientait du haut de sa tour. Il mangeait de moins en moins, sa raison se délitait progressivement avec ses espoirs, il n'était plus que l'ombre de lui-même... Et malgré tous ses efforts et toutes les marques d'amour qu'elle lui témoignait - et les dieux savent qu'elle y mettait du coeur ! - la reine elle-même n'arrivait plus à tromper son ennui.

[Le petit vieux marqua une nouvelle pause et se leva pesamment. Après la misère d'un peuple, c'était la tristesse d'un roi qu'il portait sur ses frêles et trop vieilles épaules. Il loucha vers les tonneaux languissant à l'autre bout de la salle sombre.

Un instant plus tard, le poing agrippé à une lourde chope débordante de mousse, il se réinstalla confortablement prêt à reprendre - et non sans gratifier une certaine mignonnette d'un sourire entendu.]
Un petit vieux

Re: Histoire - Le Roi Sans Couleur

Message par Un petit vieux »

_ Des années, mouais, murmura tristement le petit vieux en reprenant l'histoire. Et même plus... l'attente semblait n'en plus finir : l'hiver succédait à l'hiver - car c'était la seule saison connue de mémoire d'homme - sans que ce cycle infernal ne semblât vouloir briser sa monotonie.
Un beau jour particulièrement dégagé, on crut apercevoir une silhouette dans le lointain, qui évoluait telle une fourmi sur le flanc de la montagne. L'effervescence fut brusquement à son comble, le palais sembla retrouver vie, et même le teint cadavérique du Roi sans Couleurs recouvrit un gris plus décent. Il fit porter à la rencontre de cet être indistinct les fils de ses meilleurs pisteurs et, avec la gravité qui sied à un roi, ses pas le portèrent dignement dans la chambre royale : le meilleur observatoire de toute la région. Là, la reine l'attendait, vêtue comme au premier jour, et cette nuit là ils...

[Le vieux s'arrêta brusquement, jetant un regard gêné aux enfants. ]

_... parlèrent beaucoup, acheva-t-il ennuyé. C'est qu'il faudrait encore quelques jours pour que l'équipage délégué ne revînt de sa mission - les lieux et la neige étant ce qu'ils sont - et il fallait bien s'occuper en attendant, évacuer le trop plein de... de joie. Mouais. Des trucs d'adultes. En tout cas, cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas pris le temps de mener pareils éb... Dé-bats ! j'veux dire. Bref.

Une semaine fut nécessaire au rapatriement du P'tit Tom, car c'était lui ; le plus jeune des érudits envoyés à l'époque par delà le monde. La jeunesse qui l'avait affublé de ce gentil surnom avait rompu les rangs depuis longtemps, et le temps, aidé des aléas du voyage, avait fini d'en faire une épave. Trop faible pour parler, ne pouvant à peine se mouvoir, on se demanda par quel espèce de miracle il pouvait encore respirer. Certains y voyaient là un signe des dieux. On le lava, le soigna (le froid lui avait volé un oeil et la moitié des doigts), le sustenta et le désaltéra. Puis il dormit. Et c'est deux lunes après son retour dans la Citadelle Sans Couleur qu'il sortit enfin des limbes du sommeil et fut en mesure de rencontrer son suzerain.

Le voyage avait rendu son verbe immense, lui si réservé par le passé : c'est dès les premières lueurs du matin jusqu'à très tard dans la nuit - et ce durant tout une semaine - qu'il parla, parla, parla. On pleura avec lui la perte de ses compagnons, on gémit d'une seule voix et frissonna d'un seul corps des périls rencontrés... et puis, il dépassa enfin les Deux Soeurs. Le paysage caché derrière n'était guère différent de celui d'ici, confessa-t-il au risque d'en décevoir certains. De la neige, du froid, de la roche, du froid, du vent, des nuages... A ce moment, deux de ses guides avaient déjà succombé : l'un déchiqueté par un énorme ours blanc, l'autre happé par une brusque bourrasque avait disparut en hurlant dans le vide... Il n'était plus que deux - car chacune des équipes avaient emprunté une voie différente - et étaient trop engagés en avant pour rebrousser chemin. Alors ils continuèrent vaillamment, non sans verser quelques larmes amères supplémentaires pour ce triste coup du sort. Deux années s'écoulèrent ainsi. Ou peut-être davantage, car la folie est fille du temps et de la solitude, et bien souvent - on le sait - sa mère l'élève seule.

Un beau matin, ils se réveillèrent et là... ce fut comme une révélation. Le ciel ! Le ciel était... A la faveur des ténèbres, le vent avait balayé la couche nuageuse sempiternelle, révélant ce ciel qui était... Voilà, il n'était ni blanc, ni noir, ni un savant mélange des deux. Avant, il avait toujours cru qu'avec suffisamment d'opiniâtreté et de persévérance, on eût pu l'atteindre, ce plafond qu'on nommait ciel. Mais là, il paraissait tellement grand, immense, lointain et infini ! Plus il le contemplait, plus il se sentait petit et ridicule. Et surtout, cette impression... ce... cette... Etait-ce cela, qu'on appelait "couleur" ? Le ciel était couleur alors, et c'était beau. Plus tard, on lui apprit un mot et plein d'autres pour décrire le monde nouveau qu'il découvrait aujourd'hui. Bleu, le ciel était bleu.

Dans l'immense salle du conseil, un silence abasourdi s'installa. Quoi ? Que nous chantait-il là ? De quoi voulait-il parler ? "Bleu", il avait dit....C'était quoi ça, de qui se moquait-t-on ! On voulait de la couleur, pas un mot ! La haine déformait les traits des plus virulents et des plus sceptiques. Une incompréhension générale s'était installée, P'tit Tom était seul ; plus seul au milieu de cette salle bondée qu'il ne l'avait jamais été auparavant, plus seul encore que lorsque son dernier guide et ami eut à son tour rendu les armes face aux montagnes, lors de leur trajet du retour. La révolte grondait et le Roi le jugeait du haut de son trône, la prunelle incisive et la lèvre dure, plus insensible et immobile qu'une statue. "Et où est la couleur qui tu devais ramener ? lança une voix d'homme à sa droite, pleine d'agressivité.
_ Il va p'têt nous sortir un morceau du ciel de ta besace ! renchérit une vieille femme en agitant sa canne. Bleu, qu'il a dit !
_ Qu'on le pende, haut et court !" rugit un espèce de manant vêtu de haillons, à la nuque épaisse et au regard torve. Le roi leva la main, et les insultes s'apaisèrent.

"Qu'as-tu à répondre à ça ? demanda-t-il d'une voix lourde de menace en plissant les yeux. Où est la couleur ?". Il avait soigneusement détaché chacun des mots de sa dernière phrase, avançant la mâchoire et le tronc en avant. P'tit Tom avait pâli, et dans son oeil unique avait brillé un instant la crainte. Il réclama ses frusques et les maigres effets qu'on avait trouvé sur lui deux lunes plus tôt. On les lui tendit à contre-coeur et les murmures reprirent de plus belle sous les magnifiques arches de la salle du trône. Alors il sortit et aligna devant lui huit petits flacons, ternes et noirs d'aspect, possédant presque tous une étiquette jaunie sur laquelle on pouvait déchiffrer - à condition de savoir lire - un mot écrit élégamment. Jamais le même au demeurant.

"J'ai apporté de la couleur, ô mon roi, elle dort dans ces flacons, répondit-t-il avec solennité. Et j'ai encore bien des choses à révéler au royaume. Je vous en conjure, laissez-moi terminer, je pourrai mourir heureux après."

Les flacons avaient suscité le plus vif intérêt. Les conseillers du roi se les étaient passés de main en main, sans oser les ouvrir, prenant seulement le temps de lire l'étiquette, de le faire tourner lentement entre leurs doigts noueux puis de le passer au voisin. Les badauds tendaient l'oeil sans succès, la foule s'amassait. P'tit Tom avait repris le récit de ses aventures, décrivait les villes qu'il avait traversées et les couleurs nouvelles qui s'étaient peu à peu immiscées dans sa vie. Personne ne l'écoutait, tous les yeux étaient rivés sur le parcours lent de huit petits objets sombres qui achevaient finalement leur course devant Sa Royale Personne.

[Le petit vieux marqua encore une pause, ajoutant une petite bûches sur celles se consumant sous les coups de langue avides des flammes. Son regard parcourut un instant la petite assistance.]
Un pauvre vieux

Re: Histoire - Le Roi Sans Couleur

Message par Un pauvre vieux »

[Pieds nus et mains gantées, le demi-elfe qui poussa la porte de l'auberge trouvait une auberge bien calme en vérité. Quelques clients éparpillés de ci de là ronflaient doucement, les plus généreux abreuvant la table d'une salive blanchâtre et indolente, tandis que de plus rares personnes tenaient messes basses dans les recoins de la grande salle ou se contentaient de transpercer l'espace de leurs regards embués. Dans la cheminée un feu crépitait joyeusement, et les ombres des pieds immobiles des tables tremblaient sous la poussée silencieuse des larges bandes lumineuses et orangées, qui oscillaient au gré des flammes. Autour de l'âtre, un petit cercle s'était formé écoutant avec attention un petit vieux conter une histoire. Ses rides marquaient tantôt l'effroi, tantôt la haine, ses mains tavelées s'ouvraient et se refermaient, sa bouche se tordait en un vilain plis ; celui-là semblait possédé par quelque étrange et antique démon. Puis il reprenait une expression digne et un air inspiré, laissant de nouveau parler l'histoire plutôt que les personnages mis en scène.

Il avait marqué une pause, saluant le demi-elfe d'un signe de tête avant de vider la moitié de sa chope avec un plaisir évident et de reprendre son histoire, une écume blanche sur le haut des lèvres. Un autre homme arriva peu de temps après, le petit vieux continuait toujours.]

Lentement, avec crainte et respect, le Roi Sans Couleur tira précautionneusement sur le vieux bouchon du premier flacon, disait-il le regard plongé dans les braises incandescentes. "Rouge". C'était le nom qu'on pouvait lire dessus. La salle entière retint son souffle... même le vent qui fouettait les façades extérieures se fit attentif et moins agressif. N'en pouvant plus de l'attente, une femme s'évanouit à grands cris. On l'évacua et, l'incident clos, s'agglutina de nouveau près du monarque. Un "plop !" sonore salua l'ouverture de la fiole, et un "aaahhhhh !!!....." mi-soulagé, mi-admiratif le suivit, lors même que rien de remarquable n'était à observer. P'tit Tom s'approcha, tendit une palette blanche aux courbes arrondies au Roi et l'invita du regard à verser le contenu du flacon sur ce support immaculé.

[Le petit vieux marqua une pause.]

Et le Roi versa, acheva-t-il en changeant de position. Et il en alla de même avec chacun des sept premiers flacons. Quelques gouttes tout au plus, car les fioles étaient petites, et leur verre épais. A chaque fois qu'une nouvelle couleur s'étalait sur la palette, la foule se déchaînait. Et à chaque fois, il fallait ramener l'ordre à coup de pique et de vociférations injurieuses. Une dizaine de badauds moururent dans l'affaire, mais l'histoire oublia leur nom, car à vrai dire, tout ce monde fade peint de noir et de blanc s'était brusquement réduit à un mince ilot de couleurs vives. Les grands espaces, l'immense salle du trône et son plafond lointain, le ciel chargé de nuages et les vents éternels dehors... oubliés ! Éclipsés ! Le monde entier ne se résumait plus qu'à un seul objet, plat et sans volume mais qui semblait porter la vie elle-même sur sa surface. C'était une lumière perdue au milieu d'une nuit d'encre, un drapeau coloré flottant sur un océan fuligineux. Mouais. Même les aveugles y étaient sensibles, et plus d'un préféra quitter les lieux ne pouvant supporter cet excès de bonheur qui menaçait de les étouffer. Les vieillards tremblaient, les mères sanglotaient en serrant dans leurs bras leurs enfants, les hommes étaient graves, dès les premiers émois maîtrisés par le fer... Un vent de béatitude soufflait, et jamais on eût pu deviner le désastre qui se préparait.

Rouge. Ce fut la première des sept. Possédant tout l'éclat et la brillance du pyrope, cette pierre que certains riches de la Baie arborent fièrement sur leurs bagues, leurs colliers ou leurs tenues brodées d'or. Rouge feu. Rouge sang. Mais ni le goudron qui coulait dans leurs veines, ni les flammes albinos qui tanguaient dans leurs cheminées n'étaient à même d'effleurer - et encore moins de retranscrire - toute la profondeur et la complexité de ce qui grossissait paresseusement sur la palette devant leurs yeux : ils n'avaient jamais rien connu de semblable. Vinrent ensuite l'orange et le jaune, purs et lumineux eux aussi. L'image du premier collait parfaitement à la chair écorchée d'un fruit mûr du même nom - inutile de préciser qu'il ne s'en cueillait pas dans ces contrées lointaines - et il ne manquait au second guère que la chaleur d'une bougie pour pouvoir surpasser tout à fait la clarté de sa flamme. Suivirent un magnifique violet - pareil à celui dont Te Danann dote parfois certaines orchidées du continent - puis un bleu lointain de ciel océan, vierge de tout nuage et de toute mouette. Le sixième flacon déversa un indigo effrayant et irréel, moitié palpitant et qui semblait provenir d'une nuit infinie et mystérieuse. Au septième, ce fut un beau vert d'amour que la foule put admirer.

[Le petit vieux inspira longuement, puis ferma ses paupières usées avec volupté.]

Que dire de ce vert ? murmura-t-il presque pour lui même. Ce... C'était... Ah ! les mots sont impuissants à le décrire fidèlement, c'est peut-être pour cela que les bardes ne crient par sa beauté par delà le monde... De l'émeraude liquide... Des couleurs profondes aux tons mêlés... car au sein de cette teinte hypnotique se discernaient de fines stries noisettes. Loin de paraître dissonante, cette touche heureuse emportait les sens vers de nouvelles plaines jusque là inexplorées. Et les reflets changeants et envoûtants qui animaient le mélange ouvraient des profondeurs insoupçonnées et fantastiques. Pour qui prenait le temps de fixer son attention l'espace d'un baiser, le château entier disparaissait remplacé par une mer verte sans fond, calme, suspendue, à l'horizon plat et dégagé..."

[Le petit vieux se pencha un peu vers une lutine à sa droite, les yeux soudain peuplés dont ne sait trop quoi.]

Si les gens de là-bas t'avaient connue...

[...médita-t-il en s'envoyant une nouvelle gorgée de bière... La suite se perdit dans la rumeur ambiante.
La mignonnette avait brusquement rougi en détournant le regard, tandis que l'autre reprenait le fil de son récit sans sembler s'en formaliser. Qu'avait-il pu lui susurrer de son haleine chaude et chargée d'alcool ? Etait-ce le dégoût qui avait soudainement saisi la petite au corps, lui arrachant un frémissement éloquent ? A moins que ce ne fût simplement le froid, en dépit du feu ardent qui couvait au fond de certains regards fiévreux.]

Couleur après couleur, les esprits s'étaient portés de plus en plus haut sur les falaises du Beau, reprit-il en fronçant ses sourcils broussailleux. Dangereusement haut. C'en était presque trop. Presque. Un peu comme les affamés qu'on trouve parfois au détour d'une ruelle sombre... Offrez-leurs un festin de prince, et c'est la mort qui les attend à coup sûr. Mouais. Là, il en allait de même pour ces âmes laides et grises, affamées de ce qu'elles n'avaient jamais connu et qui en demandaient encore et encore, au mépris de la saturation qui menaçait.

Enfin, il ne resta plus que la dernière couleur à découvrir, la seule dont le récipient était dépourvu d'étiquette. On le traita de la même manière que les autres, et une fois son bouchon ôté, s'étala sur la palette du... du blanc. Oh, certes un blanc scintillant, aussi pur que les neiges éternelles, mais cette couleur là les yeux la connaissaient déjà. Le cri d'admiration qui avait spontanément couru le long des gorges se mua en râle sourd de mécontentement. Etait-ce là un nouvel affront ? Avait-il fallu patienter tout ce temps pour se voir finalement offrir ce que les sens embrassaient jusqu'au dégoût du matin au soir ? Le Roi avait jeté au loin la petite bouteille dans un geste rageur ; une veine furieuse battait sur son front. P'tit Tom se baissa pour la ramasser (il dut s'y prendre à trois reprises, car il n'est pas aisé de saisir les objets sans pouce et privé d'un oeil) et fit face, sans paraître remarquer la colère royale.

"Oui, ô mon roi, le blanc est une couleur !" s'enthousiasma le pauvre borgne. "J'ai même appris mieux que ça, laissez-moi vous raconter." Et il narra en effet comment, au terme de son harassant voyage, il avait rencontré un étrange homme qui affirmait que le blanc n'était autre que la somme de toutes les couleurs. Aux dires de P'tit Tom, il possédait même une sorte de petite pyramide de cristal ou de verre, qui, lorsqu'on la mettait à la lumière du jour, teintait le mur opposé de larges bandes irisées. C'était la plus belle des sorcelleries, se souvenait-il nostalgique. Et c'est ce même homme qui lui avait fait don des petits pots précédents. "Le peuple est sauvé, renchérissait p'tit Tom tout sourire, car si le blanc contient toutes les couleurs et même davantage, cela signifie que notre pays entier n'est que couleurs !!". La mâchoire du roi se crispa, un silence pesant s'installa, tandis qu'au loin un couple de colombes s'enfuyait, dérangé par cette absence soudaine de bruits. Dans sa folie, l'autre avait sorti un long pinceau à poils de souris, et le tendait à son monarque avec respect. "Tenez", lui disait-il en souriant gauchement. "Essayez par vous même, mélangez les couleurs...". Le Roi - sceptique - prit le pinceau, et ce qui devait arriver arriva.

[Le petit vieux renifla, et regarda tour à tour chacun des membres de son auditoire.]

Z'avez déjà essayé de mélanger toutes les couleurs entre elles ? demanda-t-il en guettant un signe d'approbation ou de dénégation. Bin moi, si. L'résultat devait être aussi propre que celui qu'obtint le Roi sans Couleur, j'suppose. Une espèce de bouilli infâme, marron-verdâtre-grisâtre... un truc pas net. Mouais. Assez loin du blanc, en vrai. Un désastre. Ce pauvre P'tit Tom regardait sans comprendre. Il souriait toujours, lorsque le Roi ordonna son arrestation, et manda son bourreau personnel. Ce n'est qu'à la vue de son triste reflet renvoyé par l'acier nu qu'il sembla comprendre et que sa pupille orpheline s'écarquilla comme jamais...

[Un frisson parcourut la petite assemblée. Les enfants, au coeur si bon, craignaient alors pour le sort de P'tit Tom qui n'était pas parvenu à convaincre le Roi que le blanc résultait du mélange de toutes les couleurs. Mais la suite du récit devrait prouver que les larmes et les craintes des plus jeunes n'étaient pas à mêmes d'infléchir le cours des choses.]

... puis sa tête roula en soupirant sur le carrelage froidement indifférent, conclut le petit vieux en essuyant une larme qui mouillait sa joue. Le monde entier approuva la justice royale, et l'on ne retint des sept couleurs que la bouilli immonde finale.

[Certains des enfants se couvrirent brusquement les yeux de leurs petites mains potelées, comme pour nier l'inévitable ; d'autres poussèrent un sanglot mais une chose est sûre, les petites gorges étaient serrées d'émotion après l'histoire du petit vieux...]

...Toutefois, ne condamnez pas trop vite la barbarie de ce peuple...

[ Le petit vieux paraissait accuser d'un coup le poids des ans.]

...J'me rappelle d'une amie, se souvint-il avec nostalgie. C'était dans ma jeunesse... Elle me disait que parfois, la nuit lui apportait des couleurs qui n'existaient pas. "Comment ça ?" que j'lui demandais un jour. Et là, elle était bien en peine de m'expliquer. "Bin ça n'existe pas, alors..." répondait-elle en me regardant bizarrement. Et encore, elle disposait des couleurs, elle, pour soutenir sa pensée ! De tout un monde vêtu de toutes les nuances inimaginables ! Alors imaginez le désarroi de ce peuple... Imaginez... Rouge par exemple. On leurs avait présenté du rouge. Rien de rouge n'avait jamais était vu auparavant. Aucune comparaison possible, aucune analogie, aucun objet, ils avaient une sensation et un mot unique pour rassurer leur mental qui s'affolait. Quand les échantillons minuscules furent tristement amalgamés, il ne leur resta plus que sept mots. Sept pauvre mot, qui ne voulaient rien dire et ne renvoyaient plus à rien, sinon un vague souvenir qui déjà s'effaçait à la vitesse d'un rêve au réveil. Et cela, le roi l'avait peut-être compris... Après, de là à faire décapiter P'tit Tom et à mutiler son cadavre durant quarante jours et quarante nuits avant de le lancer du haut de la plus haute tour... J'dis pas.

[Le petit vieux se leva lourdement, regardant les gamins en se grattant la tête.]

J'avais parlé d'une sorcière et d'une malédiction, se rappela-t-il en faisant craquer son dos voûté. C'est pas encore fini, en vrai la fin est plus heureuse. Mouais. Un jour, le feu et le sang de ce peuple bien malheureux retrouvèrent leurs couleurs perdues. Mouais. Mais c'est une autre histoire, j'vous la raconterai p'têt un de ces jours prochains. P'têt.

[Le petit cercle se disloqua, chacun retournant vaquer à ses occupations, riches d'une nouvelle et obscure morale.]
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