Odysséales - Nouvelles et récits

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Evènement
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Odysséales - Nouvelles et récits

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Catégorie Nouvelles et Récits
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1 -Jaya
2 -Sans Titre
3 -La Geste des Vivants
4 -L'attaque de l'Arbre


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Evènement
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Re: Odysséales - Nouvelles et récits

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1 -Jaya

C'était un autre monde. C'était le vrai, celui où tout prenait sens ; le lieu de leur origine, le vaste infini dans lequel son peuple menait les morts. Un jour, elle serait comme les ancêtres, reprise par l'océan, peut-être même le Lagon, pour faire partie de lui et ne plus avoir à ressentir les affres de la respiration, qui contraignait à nécessairement devoir s'arracher à cet univers, avant de pouvoir y replonger, y communier.
Au-dessus d'elle, vers la surface, les lumières offraient des joyaux comme il n'en existait nulle part ailleurs. Il y avait le fourmillement serein des petits poissons aux couleurs chatoyantes, miroitantes parfois, qui paraissaient divaguer paisiblement entre les algues rouges, vertes, bleues. Il fallait bien connaître ce bestiaire millionnaire pour éviter de s'en nourrir : si ces petits poissons se refusaient à la discrétion avec leurs éclats bigarrés et merveilleux, c'était parce qu'ils savaient, quelque part en eux, que les algues qu'ils consommaient donnaient à leurs chairs la capacité de tuer le pêcheur qui s'en nourrissait. De ces végétaux, les Makoris avaient su récolter la substance pour créer les poisons qui enduisaient leurs armes. En revanche, les anémones n'avaient cure des venins parcourant les chairs de ces poissons plus beaux qu'un arc-en-ciel. Jouant l'effet d'une fausse inertie, elles emprisonnaient ceux qui pensaient trouver abri en leur sein. Jaya vit en effet deux poissons ainsi pris au piège des tentacules. Vie et mort s’imbriquaient, dans le royaume du Grand Mako. L'une et l'autre grouillaient partout, comme la vie des murènes, férocement captivantes et capables, en un éclair, d'arracher une main aussi facilement qu'une existence aquatique, dans leurs puissantes gueules.
Elle n'avait pas vu de grande manta aujourd'hui, toutefois quatre raies aigle, qu'elle reconnaissait aux points blancs sur leurs corps, laissaient observer leur vol aquatique. Dans le ciel, nul oiseau n'aurait su battre si bien des ailes ; ce monde ne pouvait qu'à peine être esquissé par des mots. Il ne s'ornementait que du silence. A l'extérieur, pour rivaliser, les volatiles de plumes avaient leurs chants. Ici, dans leur royaume-sous-les-eaux, les quatre raies n'étaient qu'une émanation, mais saisissante, de la fascination qu'exerçaient les jardins du Grand Mako. Qu'elle en fasse l'effort, elle pourrait les rattraper et cheminer à leurs côtés, dans ce bleu si souverain, bercé par la lumière du soleil. Mais elle ne voulait pas se disperser et devoir, encore une fois, remonter. Il y avait d'autres lumières à observer. Avant la faille des grands tombants récifaux, avant que ne débutent, brusquement, les grands fonds, des coraux s'attachaient sur la pente douce. Le mauve y côtoyait l'orange, le bleu-roi se distinguait soudainement aux autres végétaux voisins, endormis sur la roche. Si souvent, ils se teintaient de toutes les nuances du rouge. Elle se demandait souvent si ce camaïeu le plus répandu était dû au sang, absorbé puis dilué par les coraux. C'est que, sous la surface, la vie était aussi belle que la mort savait être brutale ; or, les eaux restaient turquoise, puis azur, puis bleues, puis cobalt, puis marines, mais pas de sang. Le sang n'y faisait que son apparition. Il ne restait jamais. C'était l'océan et le Lagon qui, invariablement, l'emportaient. Peut-être aussi, avant qu'à l'extérieur, la nuit ne tombe ou que l'aube ne macule le ciel de son bleu de gloire, les cieux absorbaient-ils une grande partie de cette hémoglobine, pour l'empêcher de changer la couleur du domaine de Mako. Mais ce n'étaient pas les variations bleutées qui étaient les plus intrigantes : c'était la nuit.
Lorsqu'elle regardait vers les profondeurs de la faille, en contre-bas, les eaux étaient l'écho de la nuit, même quand le ciel était solaire. Elle savait ce qu'il y avait au-delà de cette porte d’obscurité, à travers la danse des requins. Elle y était allée, plusieurs fois, mais c'était dans ses songes. Au-delà de l'obscurité, au-delà de la garde de ses enfants dotés d'ailerons, il y avait le Grand Mako, baignant dans une source bouillonnant une lumière pulsée de toutes parts. Dans ses rêves, un fils de Mako venait la chercher, elle s'accrochait à son aileron et il la menait vers le Père de toutes choses. Là, elle percevait son pouvoir, irradiant de l'ébullition lumineuse.
Reia remontait lentement des profondeurs vers lesquelles il s'était enfoncé pour sonder les dispositions des fils ailés de Mako. C'était inutile : elle voyait elle-même que les requins n'étaient pas prêts à ouvrir la voie qu'ils gardaient. Davantage, elle ressentait leur fébrilité et le seuil grondant de leur colère. Seulement, Reia était intrépide. Il succombait immodérément à l'appel des profondeurs. A mesure qu'il remontait sans forcer sa vitesse, un squale le rattrapait, en des cercles de moins en moins elliptiques et distants. Son ami ne savait pas leur parler comme elle. Il n'avait qu'un an de plus, mais Reia s'était déjà attiré deux embrassades d'un fils ailé de Mako. S'il n'avait pas été désavoué par la rupture de sa vie, il en avait gagné deux grandes cicatrices : une qui enveloppait sa fesse gauche, l'autre qui suivait les contours de son épaule, la gauche également. Reia en était fier et répétait que d'après le Grand Aïeul, c'était signe de son élection précoce comme un puissant guerrier à venir. Elle n'avait de cesse de lui répondre qu'on ne pouvait pas vraiment être un grand guerrier si l'on ne pouvait s'asseoir sur ses fesses sans gémir – cette première blessure, même après cicatrisation, avait fait geindre Reia pendant des mois.

Sous la surface, nul cri ne pouvait valoir. Il fallait savoir observer pour comprendre, être vu pour avertir. Reia Flèche-du-Soleil était allé trop hardiment. Ses lèvres qui laissaient échapper des bulles, son corps qui se languissait entre deux mouvements étaient un trop long discours, pour un fait fatal, la suffocation. C'était la raison pour laquelle le fils ailé de Mako s'approchait de lui. C'était un déshonneur pour tout Makori de mourir noyé ; ce requin-tigre avait peut-être été envoyé par Mako pour épargner cet affront à Reia fils du clan Flèche-du-Soleil. Jaya était là et pouvait tenter quelque chose. Ce n'était pas ce qui était le plus sage, à première vue. Mais le Grand Aïeul lui avait parlé, une fois, de la sagesse. « Aie la sagesse d'être rebelle, Jaya fille de Vague-Ciel, » avait-il dit en nommant ainsi son clan, « et sache être rebelle pour être sage. » Elle s'avançait donc, avec résolution. Le requin eut un premier simulacre d’assaut, mollement, sur Reia qui, probablement sans voir l'approche qui se déroulait dans son dos, repliait ses genoux, comme s'il avait pu ensuite s'étirer d'un bon vers le ciel. La gueule du squale mordit dans le vide. Ce fils ailé de Mako réamorçait un cercle autour de sa proie, qu'elle venait sauver. Les Makoris étaient bons nageurs et parmi eux, Jaya était douée. Elle arriva aux côtés de Reia avant que le requin n'achève sa nouvelle approche. Elle comprit, dans son regard, que Reia cédait à la panique. Il voulut lui dire quelque chose. Était-ce l'effroi qui rendait stupide ? Elle le vit ouvrir la bouche et perdre sans doute le peu de réserves de vie qui restaient dans ses poumons. Elle lui prit une main et, pour le calmer autant que l'empêcher de faire de nouveau des choses inconsidérées, elle l'embrassa, prenant pour elle la plus grande partie possible de l'eau qu'il avait ingurgitée. Au même moment, elle vit, du coin de l'œil, le puissant squale avancer vers elle, gueule entrouverte. S'il venait les découper, il le faisait sans élan. Les fils de Mako, ceux qui vivent à la surface comme ceux qui respirent dessous elle, ne fournissent pas d'efforts superflus. Le requin-tigre avait compris qu'ils ne pourraient plus se mouvoir avec célérité et qu'il lui suffisait d'un brutal mouvement de queue pour se propulser et les déchiqueter, pour leur épargner la honte de la noyade. Il s'était avancé vers elle ; Jaya tendit vers lui la main, de la même manière qu'elle aurait pu le faire, à la surface, envers l'un de ces Outre-Ondins récemment arrivés et méconnaissant leurs usages, pour lui intimer de stopper ses pas en sa direction. Le squale avança. Il vint appuyer la pointe de sa gueule contre sa paume, avant que, durant son virage, son corps fuselé ne touche Jaya en un long contact trop rugueux pour être une caresse efficace, mais trop lent et appuyé pour être autre chose qu'une cajolerie. Son corps tressaillit sous la déferlante d'une intense chaleur, brutale et saccadée.

L'eau s’était faite turquoise, mais à peine ; elle était davantage le soleil fait océan. La chaleur berçait Jaya, sans qu'elle ait la perception de son être. Elle n'avait plus de corps, elle était tout à la fois : l'onde et la lumière, la masse aussi caressante qu'écrasante et l'impalpable qui transperçait la conscience. Elle percevait la voracité d'une violence se languissant de ses festins, mais cette intensité furieuse se disséminait dans une sérénité, impérieuse. C'étaient deux courants s'embrassant dans un maelström avant de devenir une spirale et, au centre de celle-ci, l'équilibre, la force de la haine contenue par la plénitude inébranlable de la tranquillité, et inversement. C'était l'essence du Lagon, l'avatar de l'océan. Elle en ressentait d'autres, disséminés de par les mondes. Lorsqu'elle renonça à les voir, ils surgirent à elle. Tout s'imbriquait. La nuit et le jour, les morts et les vivants. L'invisible, le visible. Des astres noirs parcouraient de larges veines de la lumière faite mer, irradiant en les réseaux. Aux carrefours, c'étaient des fosses, une excavation puissante où fulminait le mariage d'une inexorable onde de lumière et d'un implacable déluge furibond. Elle ressentit des mains se glisser dans cette substance. Elles provoquèrent des remous, faisant clapoter, puis danser des légions d'astres sombres. Quelque chose se fissurait ; avant que tout ne fut fini, avant que l’onde ne se disloque, n'éclate, ne se dissémine, là où l'avidité des torrents appelant le sang étendait son empire, il y avait eu, à peine audibles, les vibrations d'un chant de cristal.

Le clapotis la ramena à elle. Ses yeux s'ouvrirent sur un visage ruisselant du sel et de la mer. Reia toussait. Un aileron tournait, en cercle étroit, autour d'eux, avant de s’éloigner. Jaya s'efforça d'observer, par-delà l'écran de la surface des eaux, l'attaque du squale pour, peut-être, savoir s'en déporter. Elle ne le vit pas. Des profondeurs, paraissait s'éteindre la réverbération de ce qui avait déchiré la porte de la nuit-d'en-bas. Le Grand Mako les avait regardés. Et plus, à présent je le sais.
Ils restèrent longtemps silencieux, assis sur le sable blanc. Le vent bruissait dans les feuilles des cocotiers et des frangipaniers.
« Les requins dansaient autour de moi, » finit par dire Reia, entre contrition et émerveillement. « Ils me reconnaissaient, alors, j'ai presque oublié de remonter. » Jaya ne répondit rien. « Je crois qu'en échange, reprenait-il, le tigre a oublié de nous croquer. Presque. » Elle sentait dans son intonation qu'il s'efforçait de sourire. Elle ne répondit rien dans l'immédiat. Les abords de la forêt, à quelques mètres, voyaient s'épanouir le parfum des hibiscus et des roses de porcelaine, qui effleuraient ses sens.
« Un jour, tu mourras, Reia, » finit-elle par dire, sans l'once d'une rancœur dans la voix. « Quand ça arrivera, j'aimerais que tu n’aies pas peur. Il faut savoir mourir comme on doit vivre. Brave. Apaisé. Ouvert aux paroles des esprits.
- Qu'est-ce qui te dit que tu seras pas morte avant moi ? » C'était dans le défi qu'il faisait cent fois plus leur âge qu'elle.
« Rien. Mais ce serait mieux, t’as raison, que je sois passée avant toi. Quand ça t'arrivera, je pourrais veiller sur toi et peut-être te faire entendre ma voix, pour que tu paniques pas.
- Non, » fit-il d'une voix renfrognée, « j'aimerais pas te savoir morte avant moi. Te presse pas, Jaya. Je m'entraîne bien, pour quand le jour viendra. » Tu as été vaincu par la peur, Reia.
« Le tigre voulait pas te croquer. » Il tourna le visage vers elle. Jaya se souvint de sa gueule, qui s'ouvrit avant que, par chance, Reia ne relève les pieds. Pas quand j'étais à tes côtés, en tout cas. Avait-elle eu une chance inouïe, ou bien le mol assaut du squale n'était-il qu'une manœuvre pour l'amener à s'approcher de lui en se portant au secours de Reia ? Il aurait pu le déchiqueter, puis se porter vers elle et lui délivrer, pareillement, la vision. Elle rendit donc son regard à Reia, soudainement intriguée par son ami. Mako avait-il besoin de toi pour me délivrer ça ? « Qu'est-ce qui s'est passé ? » Son ami fut étonné de la question.
« Il t'a encore parlé, non ? » Oui, mais j'avais compris ça. Il lut son expression. Ils se connaissaient bien ; quatorze années partagées depuis leurs tétées, c'était beaucoup. « Je sais pas trop, » lâcha-t-il. « J'ai ressenti ce qu'il y avait en-bas.
- La lumière.
- L'appel. » Elle lui montra sa curiosité. « Au début, je croyais que c'était l'attraction des profondeurs. C'était plus grisant que d'habitude, alors, comme d'habitude, je faisais ce qu'il fallait pas : je poussais la limite. Je sais que c'est ce qu'il faut pas faire, mais ça, c'est ce qu'on dit. Si on y réfléchit, à force de repousser la limite, on finit par atteindre ce qu'il était pas possible de toucher, non ?
- On est les Enfants-de-la-surface, Reia, » dit-elle à regrets. « Avec des bras et des pieds, ni ailerons ni branchies.
- Je sais. » Il y avait la tristesse d'une fatalité dans sa voix. « En tout cas, j'essayais quand même. » Il hésita, baissa la tête. Elle y vit passer la crainte de celui qui présage ne jamais être cru. Elle prononça son nom et posa sa main sur la sienne. Les grands yeux noirs de Reia plongeaient dans les siens, où il savait parvenir à s'aventurer jusqu'aux abysses. Il en ressortit rasséréné. « Ça m'appelait, » dit-il, d'une voix oscillante, de la même manière que l'on pénètrait timidement une eau inconnue. Jaya réfléchissait à ses précédentes expériences et fronça les sourcils, perplexe de ne pas être la seule à avoir vécu cette impression. « Ça disait, ''viens'', et des fois, ''viens à nous'', ça le disait vraiment. Pas à mes oreilles, non. C'était en moi. C'était... C'était plus que dans ma tête. C'était comme si j'étais le cirque de Mana'a et que quelqu'un, mais quelqu'un avec plusieurs voix, arrivait à peine à parler. Mais ça se répandait quand même. C'était comme un écho. Quand j'ai senti que je perdais la vie de mes poumons, j'ai lâché prise à mon sang et, de toute mes forces, je me suis ressenti, comme si je me révoltais : dans ma tête, je hurlais. Je criais ''j'y arrive pas !'' Alors, l'écho s'est tu. J'ai crié encore une fois, parce que j'ai cru que j'étais abandonné. Je me suis entendu beugler, dans ma tête, ''je sais pas comment !'' Mais pour moi, ça sonnait comme un appel à l'aide. Alors, je me suis souvenu de la surface. J'ai voulu me battre pour y remonter, mais j'oubliais pas qu'il faut le faire doucement, enfin voilà tu sais pourquoi... C'est comme ça que j'ai fait : je suis remonté, comme si j'en avais le temps et le souffle. Je m'entendais murmurer, dans ma tête, toujours, que cette fois, j’y arriverai pas. Mais je voulais pas que ce soit cette fois, alors je me battais, mais sans m'agiter. Je remontais quand même. Et je les ai entendues, les voix qui n'en sont qu'une. Elles essayaient de te parler. A toi, en fait. » Il y avait de l'envie dans son expression, mais de la fierté aussi. Reia savait toujours hausser les épaules, pour faire lâcher prise à la jalousie tentatrice. « Je l'ai compris quand j'ai entendu l'écho se parler à lui-même : ''lui aussi, il nous est ouvert.'' » Il baissa la tête. « Écoute, Jaya, avant que je risque d'oublier : ''mais sa flamme vacille, il tourne dans tous les sens, ne sachant où et comment aller.'' Et puis : ''elle a la force, mais n'entend pas.'' Là, je t'ai vue, Jaya. ''A travers lui...'' C'est la dernière chose que j'ai entendue. J'ai compris que Mako voulait t'amener à lui, mais qu'il arrivait pas à se faire comprendre de toi. Mais je croyais que j'allais mourir... Une dernière fois, j'ai tenté de remonter, mais tant pis, je voulais le faire vite. J'ai voulu pousser fort avec mes jambes... Après, t’étais là. T’étais si proche... J'ai cru que si je mettais toutes mes forces, tout ça, tu pourrais m'entendre, alors j'ai crié. » Il haussa les épaules et fit la moue, implorant les excuses pour sa stupidité. Elle lui sourit. Leurs fronts se touchèrent.
« C'était imbécile, dit-elle en touchant sa joue, mais c'était brave aussi.
- C'était plus brave, ou plus con ?
- C'était plus brave. C'était très courageux, même. » Elle ressentait le retour de la joie tranquillement effrontée de Reia. « Je pense que t’es extrêmement brave et qu'en toi, il y a de quoi donner vie à dix héros. » Reia dandinait déjà des épaules. « Mais à mon avis, dit-elle en quittant l'affection intime de leurs fronts se touchant, si tu continues, t’auras plus de cul sur lequel t’asseoir ! On t’appelleras Reia-couine-du-cul. » Puis elle sourit. Puis Reia éclata de rire.
« J'aurais pu te tuer avec moi, » dit-il, après.
« Non. » C'était un ''non'' sans violence, mais catégorique. « Mako s'est effectivement ouvert à moi.
- Ah ?
- Mais je comprends toujours pas, » dit-elle, comme on se défait d'une demande de pardon.
« Ah... » Il haussa de nouveau les épaules. « Tant mieux. Je suppose que ça veut dire que je peux continuer à faire tant d’audaces que ça en est n'importe quoi. » Il lui fit son sourire espiègle.
« Mais un jour, je compte bien réussir à entendre Mako lorsqu'il s'adresse à moi.
- Jaya, » badina-t-il avec une fausse indignation, « franchement, si je peux plus compter sur toi !... »
Ils s'égayèrent et jouèrent sur la plage. Jaya enchaînait grandes roues et pirouettes, tandis que Reia grimpait aux cocotiers desquels il se laissait tomber ou, mieux encore, sautait, pour rouler sur le sable, emporté par son poids, tout en riant puis toussant pour chasser les grains qui, invariablement, trouvaient moyen de se faufiler dans sa gorge grande ouverte à force de se gondoler. Quand ils furent essoufflés, les puissants jets qui émaillaient la quiétude habituelle des eaux de surface du Lagon purent se faire entendre d'eux. Ils s'assirent pour observer la danse amoureuse des baleines à bosse. Ils le firent sans mot. La parole était superflue. Plusieurs nuages passèrent, éphémères. Il y en eut tellement à observer passer au pas de course que l'heure du jour déclinant s'en vint à poindre. Les oiseaux de paradis se faisaient plus discrets, derrière eux. La constellation du Grand Mako présentait, ce soir encore, son étoile cardinale avec un éclat émeraude : Perçante constituait l'œil de Mako. La conjoncture des astres avait mené le grand protecteur à pointer, nez vers le Lagon et l'océan, et s'y enfoncer, à moins que la gueule de Mako ne fut cachée au-delà de l'horizon. Le Grand Aïeul avait dit aux familles que c'était chose inédite de toute sa longue vie, ainsi que celle des quatre autres qui l'avaient précédé. Mako retournait chez lui, l'Œil radieux de cette divine émeraude.
Avant l'aube des temps, Mako avait surgi de l'unique Océan en un bon prodigieux ; les gouttes salées tombant de son corps divin donnaient naissance aux squales, ses enfants des mers, tandis que les écailles et fragments de sa peau, se libérant de lui, avaient constitué les îles où vivent les enfants d'au-dessus la surface. Les enfants de la surface avaient la chance de pouvoir observer le monde d'au-dehors, encore maculé par la trace de Mako, laissée partout, sa présence dans le ciel en attestant. Mais en contre-partie, ils étaient moins ouverts à la compréhension des mystères du vrai monde, celui sous la surface : c'était pour cela que les ancêtres de l'au-dehors, une fois morts, pouvaient choisir de revivre en tant que squales, pour se faire les sentinelles marines de leurs archipels et régénérer leur essence au contact de la grande connaissance, par-delà la porte des profondeurs. Or, l'essence céleste de Mako revenait vers celle-ci, pour retrouver son essence marine. Les frères et sœurs du monde d'en-dessous savaient sûrement pourquoi. Or, c'était pendant que la constellation procédait lentement à son entrée dans les eaux que les Outre-Ondins étaient arrivés, surveillés par le regard de Mako. Jaya et ses familles s'interrogeaient sur le motif de leur venue. Le Grand Aïeul, lui, devait déjà savoir, sans quoi, il ne lui aurait pas demandé, à elle, de délaisser les tâches de son village-famille pour passer ses journées près du Lagon. Aujourd'hui, elle avait saisi que Mako l'appelait. Il restait bien des choses encore cachées à la compréhension de Jaya, fille de la Vague-Ciel. Mais elle n'en restait pas longtemps perplexe. Si elle n'avait pas encore tout saisi, c'était qu'il restait le temps avant qu'il ne soit trop tard pour agir en fonction de ce qu'elle devrait comprendre. Sous la surface, les enfants ailés de Mako dansent lentement ; ils avaient l'air dilettante. Mais tout leur être jaillit au moment où il le faut. Ni avant, ni après. Seul l'instant comptait.

Le sable crissait sous leurs pieds pendant qu'ils rejoignaient le village-source. Ce soir, c'étaient les danses et la cérémonie des contes, nouvelle étape nécessaire pour que les intrus d'Outre-les-Ondes puissent obtenir audience auprès du Grand Aïeul. Elle et Reia se guidaient facilement, grâce aux feux et aux lueurs suspendues qui étaient la charge de sa famille et tribu. Cela faisait seulement douze jours et treize nuits que les Outre-Ondins attendaient : les choses avançaient vite. Mais pour les autres insulaires d'Outre-les-Ondes, il paraît que c'était long. Leurs peuples respectifs avaient la mer et les océans en partage, mais étaient si différents malgré certains consensus entre eux. Les Outre-Ondins parlaient de leurs propres îles comme des archipels aussi, mais Jaya avait entendu La Parole dire qu'elles s'étendaient comme des continents car l’on ne pouvait pas en faire le tour en une seule journée – le Grand Aïeul montrait toujours l'exemple, en remplissant le devoir sacré de la perpétuation du savoir : chez les Makoris, ce dernier se transmettait oralement. La Parole disait que chez les Outre-Ondins, cela se faisait encore. Mais leurs chefs à eux avaient pris coutume de parler sur des rouleaux, avec pour seul son le bruit de plumes avec lesquelles ils tatouaient les peaux tannées et assouplies, recevant ainsi leur mémoire. Mais celle-ci, dès lors, ne devenait plus collective, tant dans la connaissance effective que dans le processus de sa transmission. Les tatouages que se faisaient les Makoris montraient à tous une histoire, celle de l'être vivant dans le corps ornementé de la sorte. Leur seule forme d'écriture, à eux, était ritualisée : on ne s'écrivait pas seul. On racontait pourquoi, comment, et l'on festoyait pendant que d'autres, sœurs ou frères, rédigeaient notre vie sur notre peau. Les Outre-Ondins, paraît-il, le faisaient cachés dans des salles qu'ils fermaient. Et ensuite, ils rangeaient leur travail, qu'il leur arrivait souvent d'oublier pour plusieurs vies. Leurs eaux étaient froides, aussi, expliquait La Parole. Jaya se représentait difficilement ce que pouvait être « la glace ». Les Outre-Ondins, qui étrangement s’appelaient eux-mêmes « boucs alliés », avaient parfois des glaces qu’ils décrivaient comme une surface dure, froide et presque de la même couleur que le sable d’ici (sauf celui, tout noir, près de la Bouche de Feu, mais c'était à quelques jours de navigation, sur une autre des îles des Makoris). En voyant certains des Outre-Ondins, elle se faisait une idée de ce que « la glace » pouvait faire : leurs peaux étaient souvent pâles. Le Grand Aïeul expliquait qu'en certains endroits, même leur soleil était refroidi. Ils avaient des joues pleines de poils, souvent longs et parfois, nattés, comme leurs cheveux à eux, ici, mais sans que ce soit lissé. C'était dru. Leurs couleurs de cheveux ou de poils étaient variées, mais blanchissaient avec l'âge, comme ici : La Parole commençait à avoir quelques cheveux devenus très sages. Les premiers jours, ils avaient lavé des grosses fourrures qui leur avaient servi d'habits. Ils avaient mis plusieurs réveils à oser se promener torses nus et même, à se baigner dans le Lagon – mais ils ne le faisaient jamais en s'éloignant de leurs navires. Reia n'en revenait pas de leurs formes : ils étaient trop gros pour être aussi rapides que les leurs, mais pourtant, ils avaient forcément été assez solides pour venir jusqu'à eux. Peut-être, finalement, que Mako avait une essence poilue qui veillait sur les Outre-Ondins, sans qu'ils l'aient su, et qui avait insufflé en leurs esprits les secrets de la surface du vrai monde. Toutefois, ce qui avait été le plus flagrant, c'était que les Outre-Ondins ignoraient la voie du requin. Ils ne prenaient pas le temps de tourner, de humer, de ressentir, d'apprécier. Ils avaient voulu parler à La Parole alors, en méconnaissance totale de la Voie, ils s'étaient enquis de la localisation de la hutte du Grand Aïeul et s'y étaient rendus. On ne ferait pas autrement pour déclencher un affrontement. La tribu et les familles de Reia, d'ailleurs, l'avaient saisi et honoré leur rôle, en les encerclant, arcs brandis, avant même que les Outre-Ondins ne réalisent leur erreur. Mais La Parole avait fait sortir son porte-mots, qui apaisait chacun en exprimant la bienvenue au nom du Grand Aïeul – à charge pour les Outre-Ondins, ensuite, de respecter la Voie de Mako. Ainsi, dès la deuxième journée, les Outre-Ondins, en délégation autour de celui qui agissait comme leur chef et qui avait dit s'appeler Zakalwe, entamèrent la voie de Mako : pour pouvoir s'adresser à La Parole, leur Grand Aïeul, il fallait prendre le temps du détour, pour n'offenser personne. Les Outre-Ondins s'attelèrent donc à rencontrer les familles de chaque clan et tout le monde put très vite avoir une connaissance précise du visage et du corps particuliers de ce Zakalwe. C'était cela, en tout cas, la voie du squale : tourner autour de la cible de la démarche, le Grand Aïeul, en montrant à chaque composante de leur société son respect, en se présentant donc aux tribus et aux diverses familles les constituant, avant de pouvoir être reçu par La Parole. Après avoir discuté avec le Grand Aïeul, les Outre-Ondins devraient encore attendre qu'il ait fait connaître sa réponse par voie décroissante, à chaque tribu et aux familles la composant. Le bouc allié Zakalwe avait ainsi pu parler avec les familles de la tribu des maîtres des Fleurs, puis celles des Guetteurs, celles du Lagon et des lieux sacrés, celles du clan Flèche aussi, comme pour les Coureurs d'onde, les Gardiens des Cultures. La tribu de Jaya fille de Vague-Ciel, constituant celle des serviteurs du village-source, serait la dernière avant qu'ils ne rencontrent La Parole.
Certains trouvaient le chef Outre-Ondin immonde. Zakalwe l'était, mais pas tout à fait : son corps était telle une terrible sanction, avec un bras terminant en moignon et des cicatrices boursouflées s'enroulant comme des entraves autour de son cou, de son abdomen, une banderille barrant son torse et le reste des cicatrices déchirant une moitié de son visage, déformant hideusement le coin droit de ses lèvres et empêchant la repousse des cheveux en une saillie de chair traçant une coulée latérale jusqu'à l'arrière du crâne. Il n'avait plus qu'un sourcil épargné par ses blessures mutilantes, c'était le gauche. Ses yeux étaient d'un bleu intense, mais c'était le même que celui des eaux turquoises du Lagon. Ils avaient une expression profonde. Lorsqu’il observait quelqu’un, cet Outre-Ondin lui donnait le sentiment de ne pas se contenter de s'arrêter à la surface du regard. Son corps était donc affublé d'ignobles balafres, dignes d'une crapule épaisse, d'un guerrier brutal ; or, sa physionomie aurait été fluette, si sa silhouette longiligne n'avait pas été tenue par de minces muscles élancés. Son pas était parfois perturbé par une claudication, mais qu'il réprimait la plupart du temps. Dès lors, il paraissait être étrangement doté d'une démarche gracieuse et discrète. Silencieuse, surtout, hormis les épisodiques rappels boitillants d'une douleur qui ne s'en irait jamais vraiment.
« Même les requins qui ont dû le boulotter l'ont recraché, celui-là, » avait dit Reia.
– Ne sois pas dédaigneux, » l'avait-elle repris, « tu devrais même être amical envers lui : il te montre ton devenir, si tu continues à vouloir te lier à tous les requins. Parmi eux, il y a des ancêtres qui voudront croire que tu te donnes à eux. » Elle était curieuse de cet homme qui, avec une main impotente et une silhouette presque frêle, était le chef de cet ensemble d'Outre-Ondins à gros ventres parfois, gros bras et grosses mains souvent, mais rudes expressions, toujours.
Avant de bifurquer de la plage vers le chemin montant au totem Arbre, Reia la retint par la main.
« Il fait bientôt nuit, » dit-il. Mais ses yeux brillaient, comme le ciel moiré d'étoiles. « Je vais aller fureter vers leurs bateaux.
- Les sœurs et les frères du vrai monde chassent la nuit. » Cela faisait des jours que Reia guettait une occasion de comprendre les techniques de construction de leurs navires énormes.
« Oui, concéda-t-il, hésitant un instant. Moi aussi.
- C'est stupide. Pourquoi maintenant ?
- Je sais pas... » Il chercha vraiment une raison. « J'ai envie. Si c'est dans mon esprit, c'est qu'il y a une raison.
- Oui, sourit-elle, je te l'ai déjà dit. C'est stupide.
- De toute façon, on m'appelle Flèche. » Il caressa sa main, comme s'il avait pu la polir. « Et puis de toute façon, les requins, la nuit, ils sont surtout dans la passe. Avec les mérous et tout. » Il perdit son regard au-dessus de son épaule, comme si la nuit tatouait ici sa vérité. « Bon, j'y vais ! A demain, » dit-il, vivement, avant de se faufiler dans l'obscurité et de s’insinuer dans le Lagon. Elle laissa glisser sur elle l'inquiétude qu'elle put ressentir pour lui. Les sensations sombres ne devaient avoir qu'une destinée : la mort au terme d'un court instant.

Elle s'enfonçait au gré du sentier, vers les chants et la musique des instruments, lorsque la voûte étoilée, le hasard d'un regard s'égarant et l'odeur d'un voluptueux parfum semblable au jasmin la lui révélèrent : là, une fleur de tiare s'épanouissait. Elle la contourna, pour s'asseoir et la contempler, sousle clair-obscur pointilliste des myriades stellaires. Les pétales, huit, formaient bien une autre étoile, mais au lieu de blanche, elle était jaune. Elle était fraîche et venait de s'ouvrir : c'était la fleur que le grand créateur destinait à l'un, en l'occurrence, l'une de ses enfants d'au-dessus la surface. Elle hésita à la cueillir et occupa ses tergiversations en observant le reste de l'arbuste à fleurs, surprise de ne l'avoir jamais repéré lors de ses passages sur ce sentier. C'était la seule fleur jaune, les autres étaient blanches. Les floraisons étaient en déclinaison complète. En remontant lentement vers la racine, elle repéra sans peine le premier bouton, celui de l'Inconnu et Créateur du monde, avant même que Mako n'apparaisse. Le deuxième bouton paraissait parfois teinté de jade ou d'émeraude, à la lueur de la lune et des innombrables étoiles parsemant le ciel, ainsi que des reflets portés par les feuilles. Mais elle ne s'y trompait pas, le deuxième bouton, celui de Mako, était bien promis à s'épanouir avec de beaux pétales lactés. Il y avait encore deux boutons, avant les premières fleurs ouvertes. Le troisième se cachait presque, et cet autre bouton lactescent caressait sa cuisse. C'était celui dévolu à la Beauté. Le quatrième, depuis la position de Jaya, coïncidait miraculeusement avec la vision qu'elle avait de la lune ; or, ce bouton était celui de la déesse et sœur de Mako, qui y insufflait sa douce vie. Après, c'étaient des fleurs blanches qui s'ouvraient. La jaune s'avérait d'autant plus formidable. Seuls les membres des familles affiliées au village-source pouvaient cueillir la tiare. Jaya en était d'autant plus indécise, par conséquent, qu'elle le pouvait. Elle finit par en respirer le parfum en une longue inspiration, pour s'en remplir les narines, avant de se relever et de reprendre son chemin. Durant ses mouvements précautionneux pour ne pas abîmer l'arbuste, c'était comme si les tiges avaient été mues par leurs fleurs pour la toucher, avec légèreté.

C'était une belle nuit. Au village-Arbre, les familles s'égayaient, de leurs chants, de leurs danses. Les rires se déployaient. Avant d'arriver au totem Arbre et de saluer sa mère de sang, ses pensées lui narrèrent l'histoire de la déesse Fleur. Après que Mako ait créé le monde d'au-dessus, séparé du vrai monde de sous-la-surface, il avait demandé l'aide de l'Inconnu et premier Créateur pour y faire vivre des enfants, différents de ceux qui, ailés, voguent dans le Lagon, la mer puis l'océan et gardent les entrées du monde derrière la nuit d'eau. L'Inconnu et premier Créateur avait alors doucement agité toutes les ondes, y instillant un bouillonnement calme et serein comme le sont les nuages qui s'ouvrent. Puis il n'y eut plus rien. « J'ai fait ce que je devais, » dit l'Inconnu au Grand Mako. Mais celui-ci ne voyait nul enfant d'au-dehors s'agiter sur les îles hautes et les atolls. Assuré par les paroles du premier Créateur que ce qui devait être fait l'avait été, et pourtant intrigué de ne rien y pressentir, Mako retira leurs ailes aux trois plus vaillants de ses enfants du vrai monde, pour leur donner des bras et des jambes, un visage et une voix, et de ces trois, Mako fit un couple et un pionnier. Le couple était voué à la vigie entre le vrai monde de sous-la-surface, et le monde d’au-dessus. Ce binôme avait branchies et palmures, ainsi qu’une peau d’écailles et savait marcher. Les anciennes ailes de ce couple n’avaient pas été entièrement défaites, aussi leur oreilles étaient effilées et allongées. L’exilé d’au-dessus-la-surface en était l’explorateur. Il parcourut les créations de Mako, y erra durant des jours et des nuits, tant et si bien qu'après s'être épuisé à nager de l'une à l'autre des îles, il finit par mettre au point la navigation. Mais pour faire prospérer les enfants d'au-dessus-la-surface, il ne trouva pas l'autre être cher. L'ancien fils ailé, devenu le premier né du monde d'au-dehors, se souvint de la Bouche de Feu qu'il avait vue dans la grande île du sud, Meloki. Il partit donc vers la grande Bouche. C'est là qu'avant de quitter l'île-source, il s'arrêta, stupéfait, auprès d'une plante qu'il n'avait pas remarquée durant toutes ses pérégrinations. Son odeur l'attira, sa pureté fit succomber son regard ; mais, quand il s'approcha, toutes les étoiles blanches se dissipèrent, pour ne laisser subsister qu'une seule, dorée dans ses pétales, comme le soleil. Le premier-né s'en approcha et, sans la cueillir, plaça une main en coupole, pour mieux la sentir. Il le fit les yeux clos. Il sentit de doux doigts, comme des plumes, caresser ses joues puis se perdre dans ses cheveux, pendant que, front contre front, ses lèvres se perdaient sur d'autres et qu’en son cœur résonnait le son d’une lyre ; la déesse Fleur venait de prendre sa forme humaine. Ainsi prospérèrent les enfants d'au-dehors.
Jaya arriva au village-Arbre lorsque la cérémonie des danses expliquait aux Outre-Ondins, dans la langue commune aux peuples de la mer, l'histoire de leur totem. Les familles de ce village-tribu avaient pour totem l'Arbre, car c’était ici que le tout premier-né de l'au-dehors de la surface avait trouvé toutes les essences de bois nécessaires à la construction du navire. En imputait aux membres de ce village-tribu le respect d'une tradition, la construction navale, ainsi que la perpétuation de la variété des arbres. Cette diversité assurait de satisfaire aux besoins divers des qualités recherchées : la résistance, la souplesse, la densité, la capacité à résister à l'humidité et à l'ensoleillement. Le conteur poursuivait, en évoquant les attributs des différents troncs : les espars requéraient longueur et rectitude, tandis que les membrures et la quille exigeaient une bonne courbure. Bien sûr, tout ceci devait se mêler à un cœur sain, l'absence de nœuds et de crevasses... Les balanciers, par exemple, devant allier souplesse et légèreté, des perches d'Ilang-Ilang ou, sinon, de la bonne variété d'hibiscus étaient un très bon choix. Il fallait prendre en compte, aussi, l'usage du navire, soit la haute mer, soit le lagon. On préférait la résistance et la durabilité des bois de certaines espèces de Rhamnacées pour la haute-mer, même si leur densité était plus grande. Pour l'usage du seul lagon, on se contentait d'espèces tendres : s'il fallait en changer la pièce de bois régulièrement, l'essence était aussi plus facile à travailler. Les parleurs laissaient des silences entre chaque explication ; mais il n'y avait ni question, ni, surtout, la réciprocité espérée pour les techniques de construction navale outre-ondines. Jaya les laissa tous, pour se rendre dans la hutte de sa mère de lait, où elle pourrait se laver et se huiler les cheveux. Elle alla d'abord saluer celle qui lui avait donné naissance, sa mère de sang. Sa génitrice lui fit grande fête ; elles restèrent longtemps, front contre front, une main sur la nuque de l'autre, la deuxième portée sur le cœur.
« Ô, toi que j'aime, » saluait Naia, selon la formule coutumière.
« Ô, toi que j'honore, » lui répondait Jaya, tant parce qu'elle le devait, que parce qu'elle le faisait vraiment. « Comment va Maiarii, mon père avec qui tu me fis ?
- Il est parti au large, pour accueillir les représentants des autres tribus qui viennent avec le Grand Aïeul, le deuxième. » Elle lui avait répondu dans leur langue native, désignant d'un mouvement des yeux les Outre-Ondins, malgré les autres voix des parleurs, qui les couvraient amplement. « Il nous représente. C'est La Parole qui l'a voulu.
- La Parole sait quoi dire. » Elle sentait Naia un peu inquiète. On le pouvait. On le devait, même. Mais au-delà de toutes les considérations invitant à la réflexion, fallait-il demeurer durablement dans l'anxiété ? Ce n'était pas le chemin que Jaya aimait. Pourtant, d'après le récit qu'en avait fait Reia, Mako lui-même paraissait angoissé. Reia en avait peut-être rajouté, mais alors, ce ne pouvait l'être que bien malgré lui, sans l'avoir fait exprès. Le mensonge n'était pas en odeur de sainteté, sur leurs îles unies par leurs mers. Le mensonge invitait à s'inscrire sur la longue durée et à se détourner de l'éternité qui, à celles et ceux sachant l'observer seulement, se révélait dans la répétition des éphémères et fugaces beautés, comme la fleur qui éclot, s'épanouit, fane, meurt, se dessèche puis revient émerveiller, le cycle suivant, sensiblement pareil à celui d'avant, sensiblement différent de celui d'après. L'éternité, c'était comme les courants et les vagues. Le mouvement, le même, mais toujours renouvelé. Ainsi donc, Mako connaissait par excellence tout cela et, néanmoins, paraissait, si elle avait bien écouté le contenu des dires de Reia, préoccupé par le présent. Alors, Jaya eut des paroles apaisantes, ponctuées de gestes réconfortants, à sa mère de sang. Si la double venue des Outre-Ondins et de Taiterarii, l'autre Parole et Grand Aïeul, pouvait faire entrevoir la possibilité d'une guerre couvant et disséminant ses fumées sur le soleil de l'avenir, il ne fallait pas pour autant nier d'autres possibilités, comme celles de jours heureux. Et Mako, avait-elle ajouté, revenait en son antre d'en-deçà la surface. Naia restait inquiète, mais la douce lune intérieure était venue apaiser ses traits. Une surprise surgit alors, venue des archipels d'Outre-les-Ondes : leur chef manchot se mit à parler. Il s'était levé et la vivacité qui brillait dans ses yeux bleus comme le Lagon ne le disputait qu'à leur douceur navrée. Son sourire ravagé mais large et ample, toutefois, lui conférait un air sinistre.
« Je crois que, » parlait-il dans la langue commune aux Insulaires, « vous autres, peuple de ces mers, méritez d'en apprendre davantage sur nos techniques de construction navale. » Naia quitta sa fille de quelques pas, se rapprochant de la ronde autour du feu. Les danseurs mirent en suspens leur départ. Des Outre-Ondins qui comprenaient leur langue commune dévisagèrent franchement leur chef, pendant que d'autres firent de même avec plus de discrétion, si bien que même ceux qui ne comprenaient goutte à leur idiome partagé commencèrent à se douter de quelque chose. Si leurs colliers de fleurs avaient été capables de ressentir la crispation soudaine que Jaya percevait chez eux, leurs pétales s'en seraient fanés. Elle entendit le vieux Heke y aller d'un commentaire à la fois intrigué et prudent. Il disait que pour un Outre-Ondin, il parlait trop poliment pour être ordinaire ; que même dans la langue commune, les gens d'Outre-les-Ondes trouvaient le moyen d'être grossiers, que c'était leur coutume, mais que cet infirme qui était chef, lui, avait le langage beau. Elle ne connaissait aucun autre Outre-Ondin avant que ceux-là ne soient arrivés, aussi accorda-t-elle une grande attention aux propos de Heke du village de l'Arbre-totem. Ce faisant, elle se représentait mal ce que pouvait être l'ordinaire langagier d'un peuple injuriant à longueur de phrases et ayant dit, lui avait confié le Grand Aïeul, amusé aussi bien que choqué, qu’ils l’avaient exhorté à appeler le Grand Mako, le « Pas Peau Lisse ». Jaya imagina donc, un instant, la transposition des effroyables outrages que les guerriers makoris proféraient lors de leurs danses rituelles précédant les batailles. Elle ne voyait pas l'intérêt de banaliser les offenses. Décidément, ces Outre-Ondins, s'ils partageaient un lien avec la mer, restaient un peuple bien étrange. Et captivant. Derrière le visage détruit du chef Outre-Ondin, il y avait un édifice encore à demi debout (l'autre moitié étant en ruines de chairs hideusement cicatrisées), celui d'un sourire aux significations subtiles, certes, mais carnassières tout de même, bien que ce fut discret et que la cachette en était facilitée par une voix qui coulait comme une eau légère, fluide et si calme. Comme cela allait bien avec son apparence presque fluette !
« En notre archipel, nos forêts ne sont pas si variées. Nous avons des frênes, des bouleaux, qui sont blancs, mais moins que certaines de vos plages. Nous en avons d'autres... Nous savons les tailler, nous les sélectionnons avec une maîtrise avisée. Namatys ! Lève-toi. » Un homme lui obéit. Il était beau, mais svelte et ses oreilles étaient pointues. Pourtant, il n’avait ni branchies, ni écailles, ni membranes palmées. En l'observant, Jaya se demanda si les Outre-Ondins avaient des enfants de Mako, dans leurs eaux réputées si froides : si c'était le cas, la mâchoire de cet homme, si gracile, n’aurait pu qu’être celle d’un requin de récif. « Voici donc Namatys Lomorwenn, » commenta-t-il, avec sa lenteur aimable. Il posa sa main indemne sur lui, à la jointure du cou et de l'épaule, tout en portant son regard si peu commun sur les familles du village-Arbre. « Dans une bataille qui avait été, merci aux dieux et loués soient Fort-Peau-Lisse » – le Grand Aïeul s’était mépris dans leur accent : ce n’était pas Pas Peau Lisse, qu’il disait – « et, puisque mon ami y tient, sa déesse des bananes aussi, » – Jaya était étonnée – « particulièrement sanglante, Namatys s'était retrouvé blessé, incapable de se tenir debout et manier arme. Pour tant d'autres, c'était devoir mourir et s'y résigner. Pas pour Namatys. Il a rampé. Il mordait des tendons, tranchait les gorges de ceux qui étaient menés à terre, avec ses dents. C'est pour ça qu'on l'appelle, Namatys-Boit-le-Sang. C'est une bonne pièce pour notre navire, à nous, les Bouts gagnés, » ainsi qu’il disait. « Nos navires sont faits de ça : de chair et de sang. Nos navires à nous aussi sont vivants. Ils se repaissent de ce qu'ils sont, de la chair et du sang. » Elle sut ce que voulaient dire les bruissements des familles du village-totem de sa mère de sang : Jaya aussi s'interrogeait pour déterminer s'il s'agissait d'une maladresse de l'Outre-Ondin, ou d'une menace raffinée. Les vivants n'étaient pas les seuls à hésiter entre tempérance et assombrissement de l'humeur ; les esprits des ancêtres s'étaient soudainement éveillés. Elle les voyait affluer autour du dénommé Zakalwe. Comme toujours, il y en avait parmi eux qui la voyaient, elle aussi. Les anciens n'ont pas de regard, mais une présence, qui vous enveloppe, littéralement. C'était là que Jaya percevait leurs émotions. Les plus fréquentes étaient la colère ou la tranquillité, la curiosité ou bien la sensation d'un voile d'appréhension qui s'animait à fleur de peau, pareil à une pluie de pétales glissant sur le corps. En ce moment, c'était confus. Elle ne comprenait pas encore ce que les esprits voulaient lui signifier. Ils tournaient autour de l'Outre-Ondin, qui poursuivait son propos en désignant un autre membre de son équipage, puis un autre, et ainsi de suite. C'était une danse de squales intangibles et dénués de silhouettes définies, autour du locuteur au corps altéré. Irrépressiblement, son attention fut détournée des esprits. Autour de l'Outre-Ondin, leur danse, qui pouvait aussi bien être celle de prédateurs que de gardiens, attira son regard sur les courants, les chaleureux et les blêmes, ceux de la colère et ceux de la sérénité, qui se rejoignaient en une spirale évanescente centrée sur le manchot.
Elle en resta un moment incrédule. C'était la première fois qu'elle voyait un autre être, hormis le Grand Aïeul, attirer à lui les deux courants qui, indicibles et impalpables pour qui n'était pas investi par les sens du Mako, parsèment le monde. Elle fixa attentivement Zakalwe, ne comprenant pas pourquoi ce n'était pas un Makori, mais lui, cet inclassable Outre-Ondin, qui lui permettait de voir ce qu'elle ne percevait qu'autour de La Parole : la focalisation crépitante des deux courants contraires, s'annulant et se renouvelant l'un et l'autre. Elle l'observa évoluer, nimbé dans l'énergie de ces deux voies de pouvoir. Il n'avait pas l'air de s'en affecter. Il ne le remarquait peut-être pas. Entraîné par ses gestes lents mais amples, il se tourna vers elle et le Lagon qui vivait dans ses yeux se posa sur Jaya. Il était en train d'expliquer comment il était devenu ce qu'il était totalement, et par son corps, et par son rôle. Il disait avoir affronté un démon venu d’un volcan. Elle ne savait pas ce qu'était un démon, mais à l'écouter et à lire ses gestes, elle imaginait que c'était une créature avec des griffes immenses, longues comme un avant-bras d'homme, aux quatre pattes en-bas et deux ou trois en-haut, avec des crocs qui devaient être dignes d'un enfant-requin de Mako. Il avait protégé une baie, disait-il et il n'avait plus sa hache en main ; il ne trouva que ses propres dents et son poignard, avant de croire mourir. Pendant que la bête des monts (Jaya n’était plus très sûre de ce dont il parlait) secouait la tête, après avoir refermé sa gueule sur son épaule, il trouva la force et la volonté de se courber, malgré la douleur, pour griffer et mordre l'œil de l'assaillant. Furieux, celui-ci le rejetait, déjà en lambeaux et en sang. Il entendait le Fort Peau Lisse lui ouvrir la voie vers son paradis. Il trouva juste le temps de se saisir de son poignard, avant que la chose des monts (ça devait plutôt être ça, oui) ne se redresse et ne plaque ses deux pattes supérieures sur lui. Zakalwe frappait, aveuglément, partout où il pouvait, pendant que son bourreau le déchiquetait, le projetait ici, reculait et paraissait partir, avant que le sol ne vibre d'une nouvelle charge furibonde et sauvage... Il disait n'avoir rouvert les yeux, une longue période d'obscurité et de rêves ensanglantés plus tard, que pour découvrir que le Fort à Peau Lisse avait le visage de sa reine de cœur, qu’il appelait aussi la poutre, et Jaya se demandait bien comment on pouvait qualifier de poutre l’élue de son cœur. Puis Zakalwe réalisait être en vie, non pas mort. Ainsi, il était fait d'un bois des plus précieux, disait-il, pour la conception que les Outre-Ondins, qui s’appelaient Bouts gagnés, avaient de leur navire ; c'était pourquoi il était chef de ces six vaisseaux. Son sourire était hybride, mêlant la simplicité dépouillée des excès de la fierté, et une profonde désolation. Ce n'était qu'après le trouble de cette sensation qu'elle réalisa que la puissance qui vivait en elle s'était extirpée et aventurée hors de son corps, pour s'étendre vers les courants enveloppant l'Outre-Ondin.
Lorsque ses propres émanations, aux couleurs dignes du Lagon, achevèrent de converger vers la spirale s'agitant autour du manchot, le courant de sang lui paraissait être en train de prendre le dessus sur le courant aux couleurs des mers du sud ; elle perçut le choc de la rencontre. Mais c'est toujours comme ça : le sang se dissout dans le Lagon. Aussi Jaya ne s'affola pas. Pourtant, les yeux de l'Outre-Ondin devenaient ivoire à mesure que disparaissait la couleur pourpre et que s'intensifiait l'éclat lapis-lazuli. Il tomba au sol et tout le monde s'agita autour de lui. La source de pouvoir qui s'était exfiltrée de Jaya lui donnait accès à des paysages inédits. C'étaient ceux que Zakalwe gardait, en mémoire, de chez lui. Elle mit la main sur quelque chose, tenu fermement par les prises de sa conscience, et qui la mena vers ses îles. Il y avait un étranglement de la mer, plus au nord, qui devenait trop petite, comme une langue, ou une veine, pour une immense plage.
Mais déjà, la mère de sang de Jaya venait vers elle, les traits inquiets. D'autres la suivaient ou la précédaient, qui ne portaient pas secours, eux, à l'Outre-Ondin tombé dans l'inconscience. C'est alors que Jaya se vit, elle aussi. Le courant qu'elle abritait l'avait menée loin. Son corps également était inerte, par terre. Cette vision suffît à déclencher quelque chose qui fit se rétracter sa source du pouvoir, de retour dans ses chairs, l’y ramenant à elle... Pas tout à fait, cependant : avant d'ouvrir à nouveau les yeux pour rassurer les siens sur son état, elle put percevoir les vibrations de l'empreinte qu'elle avait laissé dans le courant de pouvoir. Elle s'y répandait partout, mais se gardait du contact avec les courants de sang. Combien de temps cela avait-il pu durer ? C'étaient des vies d'ancêtres contenues dans un frémissement du cœur ; elle avait accompli maints voyages. Portée par les courants couleur lagon, le monde paraissait sans fin. Jaya en percevait les remous virulents des courants de sang, qui la cherchaient et l'appelaient, tandis que le courant Lagon la retenait. Il était fragile, elle ne voulait pas l'abandonner. Et puis, ce n'est pas comme ça : c'est le sang qui doit se dissoudre dans le Lagon, pas l'inverse. Avec toutes les nuances de leur Lagon à eux, les veines de tous les mondes qu'elle devinait la menèrent à des endroits différents, à moins que ce ne furent des visions. Il y avait eu, d'abord, une femme-louve, qui dans des montagnes de brume où soufflaient les bourrasques, se protégeait des assauts d'un froid terrible, par sa fourrure blanche. Son ciel était strié de la même émeraude que le Lagon. Quant aux étoiles, Jaya ne les connaissait pas, mais le courant, lui, put en narrer les histoires, en même temps que le péril menaçant la femme sauvage. Jaya le perçut ; sans qu'elle saisisse comment, elle en insuffla la connaissance à la femme-louve, qui saisit son arc et tira trois flèches, pendant un instant où tant d'autres n'auraient pu n'en décocher qu'une seule. La sauvage avait les cheveux comme la couronne du soleil couchant. Aussi, avant qu'elles ne touchent au but, Jaya fit disparaître les trois flèches de ce monde visible, pour les fondre parmi le courant, avant qu'elles n'en ressortent pour apparaître, juste avant que les émanations les reçoivent et se dissolvent dans l'épaisse mousse blanche. De la neige, me dit le courant. Il y eut un vibrato dans le ciel, une déchirure venue des courants écumant. Jaya y porta son attention, pour scruter ce qui l'épiait. C'était un ailleurs, peuplé de regards de feu, s'étirant et grossissant à mesure qu'ils s'éloignaient d'elle. Il y avait plusieurs êtres derrière ce regard ; tous haïssaient autant qu’ils convoitaient Jaya. Lors, l'enfant de Mako discerna ce qu'était ce cercle blanc nimbé de noir, ce chas logé dans la pupille de l'œil à sa gauche. Sa volonté l'y mena, Jaya s'y engouffrant pour se retrouver au cœur d'une fournaise, non pas celle du monde palpable, malgré ses rivières de feu, mais celle des courants de sang, dont la rancœur était telle qu'elle parvenait à s'exfiltrer en fines et éphémères banderilles, trop faibles pour persister, de part et d'autre de leur immense prison de terre qui avait avalé le ciel. Et tout ceci grondait, en-deçà des fondations d'une sorte de tronc de pierres lisses. C'est ici la demeure d’une puissance qui a oublié, ou bien pourquoi elle a fait bâtir sa maison ici, ou bien pourquoi elle a peur de ce qui tente de la faire éclater. Ou bien tout cela à la fois. C'était le courant qui le lui avait dit. Le courant l'habita soudain, autant qu'elle avait réussi à l'investir, et fit rugir ses flots. Derrière, elle sentit le bruit de griffes innombrables s'efforcer de déchirer de l'intérieur la prison ayant dévoré le ciel. Jaya sut que c'était pour se saisir d'elle. Le courant le savait avant moi. Aussi se retira-t-il de ce flux, pour les propulser, lui et elle, jusqu'à la conscience de ce que les yeux de flammes observaient. C'était comme le centre immense d'un tourbillon sombre, sphérique et crépitant, qui se craquelait autour de deux anneaux dont l'agencement formait les branches d'une canopée double, l’une s’enfonçant loin dans le sol, l’autre s’élevant loin dans les cieux. Les branches de l’en-dessous étaient la porte d’un autre monde, qui fut arraché au leur et qui voulait faire son retour.
Des gens venaient. Avant qu'ils ne posent le pied sur la plage, elle perçut que, des six hommes, seuls deux survivraient. L'autre créature en avait aussi les allures, mais elle avait renoncé depuis longtemps à son humanité, en se mêlant au courant de sang. Elle sentit cet être puissant, mais avili, frémir, et ne put déterminer si c'était parce qu'il l'avait ressentie, elle, ou à cause de l'action de ces yeux mêlant plusieurs personnes. Ce fut la nuit, avec son voile noir. Il y avait un chant, fait de voix trop nombreuses pour être énumérées, qui dansaient avec grâce autour d'elle. Ses yeux s'ouvrirent quand la mélodie porta son nom ; Jaya vit les ancêtres de sous-la-surface. Leurs nageoires et leurs effigies fuselées étaient son escorte. « Nous te protégeons du courant de sang », c'est ce qu'ils me disent, se contait-elle avec sa voix d'au-dessus de la surface et d'en-dehors du Courant. D'outre-la-nuit-des-profondeurs, un gigantesque requin éclipsait, de sa silhouette lactée, la lueur cachée derrière la porte sombre que gardaient les enfants de sous-la-surface. Elle comprit qui était la créature. L'un de ses yeux était éteint, tandis que l'autre brillait du même éclat que Perçante, l'étoile émeraude. Physiquement, il était encore à distance, mais il la toucha, avec l'immatériel et imperceptible Courant. Le requin primordial s'adressa à elle. « Imite-moi ; je te guide à moi. » La concentration de Jaya se brouilla. Sur le fil de la surface, à la lisière des deux mondes, quelqu'un observait et guettait l'ouverture de la porte-de-nuit, sésame pour passer outre les profondeurs et accéder à la source du Mako. Elle ouvrit les yeux.
Elle recrachait de l'eau salée, comme une enfant noyée, et sa mère de sang, comme les Makoris du village-Arbre, ne comprenaient pas. Pour eux, je ne suis que tombée dans l'inconscience, après l'Outre-Ondin. Et l'on ne peut s'être noyée sans s'être mouillée. Mais Jaya fille d’une Vague-Ciel avait ses affinités à une autre immensité que celle de sous-la-surface. Naia l'étreignait et n'avait peut-être dû l'absence de larmes versées qu'à la brièveté de son évanouissement. Jaya lui caressa la joue.
« Tout va bien, ma mère de sang.
- C'est l'Outre-Ondin ? » grondait Semeio dans la langue des enfants de Mako, « c'est ça ? » Elle n'eut pas le temps de s'étonner de la présence d'un des plus brillants guerriers ici, alors qu'il devrait être dans le village-Flèche. Il avait d'ailleurs sa lance en main. « Confirme-moi ! Ils apportent le malheur.
- Ta lance aussi, » dit-elle en se relevant. A son âge, auréolée de ses facultés reconnues depuis son enfance dans la Case de La Parole, Jaya était capable d'en imposer même à un homme chevronné. On la savait pouvoir percevoir les esprits et les Tikis. Nul ne souhaitait endurer sa malédiction, bien que le caractère de Jaya n'était porté ni à tempêter, ni à maudire. Tout en massant la paume de Naia, elle cherchait les esprits des anciens. Elle ne trouva que l'émanation de leur récent passage, vers le Lagon. Jaya reposa son regard sur Semeio. Elle réalisa alors qu'elle était, pour tous, l'avatar, ici, en ces circonstances, de La Parole : si Semeio s'était adressé à elle en requérant confirmation, c'était pour la même raison. Tous étaient suspendus aux prochains agissements du guerrier, mais ce dernier attendait sa commande, à elle. « Les esprits se sont servis de l'Outre-Ondin pour m'ouvrir un chemin, » lui dit-elle, dans leur langue propre. « Les Outres-Ondins restent nos hôtes, tant que La Parole n'en a pas dit autrement. » La mâchoire serrée et le cou puissant de Semeio n'en attendaient que les mots : fracas, guerre, sang, châtiment. Mais, enfin, peut-être est-ce parce que les guerriers n'ont pas d'usage quand est venu le temps des palabres ? Elle savait quoi faire. La lisière entre les deux mondes. Elle se pencha et murmura, pour lui seul. « Sur le Lagon, Semeio, sur la surface : va voir s'il y a quelque chose d'autre que le reflet des ancêtres et du Grand Mako. » Il observa Jaya, incrédule ; elle lui permit de plonger dans son âme, en ouvrant ses yeux irisés de noisette à la lueur pétillante. Semeio cessa de suspecter en elle la possible existence d'une vilenie. Jaya, fille d’une Vague-Ciel. C'est ce que tous, ils oublient tôt ou tard, juste avant de s'en rappeler, éberlués. Elle le pensait sans aigreur, avec le sourire lumineux qui était le sien. Là où sont le ciel et la vague, rien ne subsiste qui puisse être vain.
Semeio éventra du regard l'Outre-Ondin Zakalwe et tous les siens, ceux qui l'avaient assisté à grandes gifles et avec force secousses pour le ramener à lui, et ceux qui avaient rentré le cou, rembruni leurs faces et écarté les coudes. Ce à quoi les Intrus se préparaient à ce qu'ils redoutaient et c'était facile à lire, pour le peuple des enfants de Mako, habitué à décrypter le langage des squales, bien plus subtil. Les Outre-Ondins auraient dû être flattés de cette marque de respect. Peut-être, d'ailleurs, que le manchot, lui, le comprenait – mais il était plus probable encore qu'il restait hagard quelques instants après avoir repris ses esprits. Je sens encore les deux courants tourbillonner contre lui. Il n'empêche : si Semeio les avait ignorés, il les aurait offensés. Qu'un guerrier ne voue aucune attention à des hommes ayant vanté leurs aptitudes au combat, cela aurait signifié l'un des pires outrages. Tu as vraiment quelque chose, Zakalwe aux deux courants torsadés. M'entends-tu ? Il comprenait l'appel de ses yeux, en tout cas. Il les soutenait. Dans leur étrange langue, il avait intimé le calme aux siens, pendant qu'il l'étudiait. Tu es comme les requins, Outre-Ondin. Intimidant parce qu'effrayant et par conséquent, perturbant. Mais tu es comme les requins. Les esprits des anciens l'ont compris avant moi, voilà pourquoi.

Sur les archipels des enfants de Mako, les orages passent et sont violents, souvent. Sitôt leur fin, le beau temps reparaît, sans faille. Leur humeur collective était marquée par leur climat, sans artifices, sans manières, sans façons, mais spectaculaire toujours, que ce soit lors des quiétudes ou des tempêtes. A la stupeur manifeste des Outre-Ondins, les familles du totem-Arbre chassèrent sans peine et assez vite leurs atermoiements et leur tension, pour redevenir affables et accueillants. Namatys l'Outre-Ondin aux oreilles effilées ne buvait pas que le sang, il engloutissait également ses surprises, d'une rasade expéditive. C'était lui qui avait facilité le passage complet à l'éclaircie, en demandant quelle était l'histoire liant leur village au totem de l'Arbre. Zakalwe avait cherché lui aussi à renouer avec ce qui se passait au village, mais irrépressiblement, il s'était tourné vers le Lagon, par-delà la végétation. Il restait stoïque, immobile, droit comme un i. Les deux courants contraires, parfaitement à l'équilibre dans leur vrille autour de lui, ralentissaient. A force de présenter leurs hommages aux différentes familles et tribus, ceux qui s'appelaient eux-mêmes Boucs Alliés avaient développé davantage de familiarité avec les mœurs makories et l'affiliation mythologique présidant aux origines de chaque tribu.
Qu'on se souvienne que le mythe est prégnant chez leurs familles et qu'entre autres choses, les Makoris expliquent la structuration de leurs clans et de leurs tribus par la légende. Ainsi, une tribu ayant comme récit mythique originel qu'un animal, un minéral, un végétal, un phénomène comme le tonnerre ou une vague-ciel, a joué un rôle dans la génération de la famille, du clan, ou de la tribu, considérera cette chose naturelle comme un élément médiateur entre l'apparition de l'Ancêtre et la Parole Mythique. Le totem en question est alors considéré comme la manifestation d'une présence protectrice. Par exemple, l'ensemble des Makoris s'accorde pour donner un rôle créateur et primordial au Grand Mako. C'est pour cette raison qu'ils considèrent que le Grand Mako peut venir leur rendre service ou les tirer d'une mauvaise situation. En contrepartie, il a droit à des égards de respect et de vénération. Il est ainsi interdit de faire du mal à tout requin, d'en manger la chair ; de surcroît, un requin recèle en lui l'esprit d'un ancêtre : il est impensable d'ajouter une offense de sang à un sacrilège et, si un squale en vient à dépecer un vivant, c'est une tristesse momentanée, mais un grand honneur fait à sa tribu qui a été jugée digne de recevoir, par cette perte brutale, la promesse que leur prochain mort redeviendra un enfant de sous-la-surface. En ce qui concerne Mako et ses « enfants requins », les mythes ont des variantes, mais tous narrent le rôle de gardien du Requin Primordial. Un récit conte le secours apporté par le Mako qui, alors qu'un Makori se noyait en mer, avait envoyé l'un de ses rejetons pour venir auprès du bougre et l'inviter à s'agripper à lui pour qu'il le ramène ensuite sur la côte. Un autre récit narre qu'un naufragé était attaqué dans les eaux déchaînées par d'autres poissons, et que Mako était alors apparu pour le sauver en se chargeant de sa défense. Le Grand Mako est donc à la fois le Père, le grand dieu, le grand esprit et le totem fédérateur. Mais chaque tribu a ensuite le sien propre. Les maîtres des Fleurs ont l'orchidée pour emblème : leur premier-né a été enfanté à la floraison de cette fleur. Les Guetteurs ont une « paupière close », qui est en fait la juxtaposition de la lune et du soleil pour emblème, leur premier-né étant venu d'une éclipse, avec sa vue affutée en toutes circonstances. Les maîtres du Lagon et des lieux sacrés, dont les oreilles sont ciselées en pointe et la peau des hommes adultes, souvent scarifiée rituellement pour constituer un réseau de petites cicatrices qui ont l'air, aux yeux des Outre-Ondins, d'une peau d'écaille, ont un requin pour emblème, avec un œil émeraude. Les Coureurs d'onde, eux, ont une montagne pour totem : c'est apparemment incongru, mais les familles de cette tribu sont devenues les maîtresses des arts navigables après être nées au plus près des étoiles, au sommet des volcans ou des pics des îles hautes, voire, du relief central aujourd'hui affaissé des atolls. Leurs archipels sont tant et tant d'îles ayant en commun la mer, que seules les vagues sont plus nombreuses que les tribus. En ce qui concerne Jaya, un village-clan qui considère que son ancêtre a été créé par la vague allant embrasser le ciel, donnera de fait à la Divine Déferlante une valeur emblématique. La Divine Déferlante devient sa signature visuelle et constitue son totem. Mais, vous, les Outre-Ondins, vous faites comme les Exilés, ceux qui vivent sur l'île qui s'éloigne des mers. Vous ne dîtes plus « totem », mais « armoiries » ou « pavillon ». Le totem de Jaya, c'était la Divine Déferlante. Mais à la différence des familles du village-source, Jaya était considérée comme la fille de la Vague-Ciel, bien qu'elle ait comme tout un chacun, une mère et un père de sang. « T'observer, c'est s'aveugler, » lui disait régulièrement le Grand Aïeul, lorsqu'il ne devenait La Parole que pour elle. Tu parles des mots de nuage, ô Parole, car heureusement, personne ne perd les yeux à me voir. Les mots de nuage : un nuage, lorsqu'il passe, attire le regard sur lui, détournant l'attention du sens véritable de son existence et de sa venue. Jaya pensait comprendre, à présent, que ce leitmotiv de La Parole à son égard était la transmission d'une vérité qu'il avait éventée, longtemps en avance, et qu'il lui divulguait de manière sibylline, pour que le jour venu, elle saisisse. Et aujourd’hui, Grand Aïeul... Les familles du village de sa mère de sang expliquaient la légende de leur totem, cet Arbre aux racines si profondes qu'elles savent guider les navires créés par eux, sur les flots. Jaya en profita pour s'éclipser, après avoir salué Naia front contre front.
« Sois prudente, » murmura Naia, « j'ai beau être ce que je suis, je ne veux pas que mon enfant périsse dans le sang. » La peur d'une guerre, encore.
« Ma mère Naia, » répondit-elle sur le même ton, « s'il y a une guerre qui débute ici, ce que j'ai compris, c'est qu'elle se fera avec les peuples cousins. » Les yeux de sa mère de sang révélaient tout : Jaya venait de la rassurer au sujet des Outre-Ondins. Je l'ai pourtant fait en te révélant l'ébauche de ce que je trouve inquiétant. Et Mako aussi. Elle sentit son être intérieur hausser les épaules. De toute façon, se dit-elle, renouant avec sa légèreté à peine ébréchée, ce n'est pas l'heure. Celle d'aller présenter ses hommages au Grand Aïeul approchait, en revanche.
« J'ai encore le temps de me faire les cheveux, » dit-elle à Naia, pour amener son départ et l'excuser. Sa mère de sang lui baisa le front.
« De toute façon, » commenta-t-elle, « Taiterarii arrive bientôt. J'y ai bien réfléchi, tu sais. Finalement, il n'y a nulle crainte à anticiper de voir les deux grandes tribus se réunir. Les requins qui nagent en banc sont effrayants, et nous sommes les requins.
- Nous le sommes. » Elle s'en allait, mais à reculons. « Aucune crainte ne vaut la peine d'être anticipée, ma mère Naia. » Sa génitrice hocha la tête, juste pour le geste. Serais-je préoccupée de l'avenir, lorsque j'enfanterai à mon tour ?

Le monoï qu'elle tirait des feuilles de tiare données à la molle action du coprah la délassait. C'était invariable. C'était son monde à elle. Ses cheveux étaient les mers aux longues vagues, les grains de sable qu'elle y avait délogé étaient les enfants de Mako souhaitant revenir sous la surface, inlassablement. Quels élus ? Le vent en déciderait, mais l'eau qui, depuis les bambous taillés, avait mené son parcours docile sur sa tête, le ferait plus sûrement. « Mer d'huile » : il paraît que l'expression se retrouve dans toutes les langues. C'était quand la mer était apaisée, lisse ou, sinon, dotée de vaguelettes pleines de sérénité. Qu'était d'autre que sa chevelure, soignée par le monoï ? C'était la mer et ses boucles au charme sombre. La mer, ainsi, ne séparait pas les Makoris, elle les unissait, comme les membres d'un même corps, à la longue chevelure, changeante et invariable à la fois. Elle est la grande veine du monde. Mais dans cela, qu'étaient les courants ? Le sang devait se dissoudre dans le Lagon. Il en avait toujours été ainsi. Or, elle l'avait ressenti durant son voyage inédit, le sang avait cherché à dévorer l'autre courant. L'incompréhension la mena à reconsidérer les craintes de Naia.
En cheminant vers le village-source, éclairée par les myriades d'étoiles, Perçante dans son dos, elle réfléchissait encore aux appréhensions de sa mère de sang. La Parole, leur Grand Aïeul, l'attendait, comme souvent, ces derniers soirs, depuis deux lunaisons. Elle avait ressenti deux courants et son peuple, en ses tribus, avait deux Grands Aïeux... Le sien, celui qui l'attendait et avait toujours porté un regard attentif et bienveillant sur elle, c'était Tenana. Elle n'avait jamais entendu personne l'appeler de son prénom. Une fois, il lui avait dit qu'elle le pouvait, si elle le voulait. Jaya avait trouvé ça aussi gentil et aimable, qu'incongru. Tenana avait été son prénom et son existence, mais le sable l'avait effacée lorsqu'il était devenu La Parole, le bruit des vagues, le murmure de Mako. C'est le rôle de tout Grand Aïeul. Ainsi, elle l'appelait toujours selon ce qu'il était. Ou bien, « Parole », ou bien, « Mon Aïeul », ou bien, « Père de tous les pères. » De toute façon, pour être véritablement juste, Tenana n'était pas un prénom personnifié. Avant que les vagues ne passent et ne le transforment, sans doute les gens l'avaient nommé Tenana, mais il en avait été ainsi depuis tant de générations pour ceux qui avaient été choisis pour succéder à La Parole vieillissante, lorsque son jour viendrait de rejoindre les enfants de sous-la-surface. Tous ceux qui étaient voués à ce destin prenaient le nom de l'ancêtre mythique et fondateur. La tribu des tribus de Tenana, c'est-à-dire, le village-source et l'ensemble des villages totems y étant liés, sur les différentes îles, était ainsi nommée en référence à leur ancêtre mythique, la première Parole. Avec la même logique, l'autre Grand Aïeul et Parole, Taitearii, constituait l'autre ascendance mythique en la personne de celui dont le prénom signifie « roi du grand large », ou « souverain marin », rassemblant autour de l'autre village-source, les clans y étant liés. La tribu des tribus de Taitearii dominait autour des îles de Melekeok et de Palikiri. Les archipels makoris étaient trop étendus pour n'avoir qu'une seule Parole ; en outre, Mako, par son corps primordial vivant en-deçà de la porte d'ombre, et son corps céleste qui revenait actuellement dans le Lagon, avait montré un exemple de gouvernance du monde des peuples requins. Cependant, là où Mako était Un et Multiple, leurs deux entités politiques étaient certes pareillement makories, mais ne faisaient pas union. Loin de là. Sans quoi, Naia aurait été sotte de s'inquiéter, en plus d'être surprenante et peut-être vaine de le faire avant l'heure. Les deux courants hiérarchiques avaient leurs différences et, plusieurs fois, celles-ci avaient donné des épisodes tendus. Il y a effectivement des orages qui, même une fois passés, laissent une trace dans la mémoire des générations. La tribu des tribus Taitearii se montre régulièrement indélicate au sein des navigateurs Outre-Ondins, car sa chefferie n'accepte guère que l’on ne reconnaisse pas, sur mer, le culte du Grand Mako. Ainsi, que pouvait signifier la venue du Taitearii de cette génération, en personne, précisément au moment où les Outre-Ondins venaient nécessairement requérir quelque chose du Grand Aïeul le moins réfractaire à la discussion ? En regardant l'horizon mystérieux, il était possible de croire discerner de sombres nuages, effectivement. Peut-être venait-il pour proférer un interdit à son semblable Tenana... Jaya soupira. On ne décide pas du ciel avant le ciel lui-même, on ne fait pas de conjoncture sur la mer, imprévisible elle-même. Ses cheveux restaient une mer calme, qui s'était agitée néanmoins, à mesure de son chemin nocturne, entre les flambeaux épars parsemant la voie vers la Grande Case de Tenana. Elle y était.
C'était une grande demeure sur pilotis, au-dessus d'un plan d'eau vive dont la source, issue d’une cénote vivante sous la grande case, descendait de là vers la mer. Le site était visible de loin, une fois que l'on sortait du couvert de la végétation. Conique, la toiture s'élevait très haut avec une flèche faîtière, coiffant les murs de bambous et de toile de coco qui, de l'extérieur, avaient été rendus circulaires. On pénétrait dans cet espace sacré (car relié au Lagon) en empruntant une jetée de bois ambrés qui surplombait l'eau et menait à l'échelle rigide. Depuis plusieurs mois, Jaya avait suffisamment grandi pour devoir, elle aussi, s'abaisser pour passer le seuil de l'unique porte, conçue pour inciter toute autre personne qu'un enfant à entrer en s'abaissant, en signe de respect. A l'intérieur, c'était tout un langage architectural, à la fois simple et éloquent. Le poteau central, s'élevant jusqu'au faîtage, symbolisait le Grand Aïeul, rejoint, grâce à un jeu de charpente, par les autres poteaux, sculptés des totems de chaque village des tribus de Tenana. La fumée était mince car les nuits restaient douces, sauf en saison des tempêtes ; là, le foyer intérieur donnait densément, pour repousser les insectes et faire sécher l'intérieur des fibres constitutives de la toiture. Ce soir, malgré les huit braseros jalonnant la grande pièce unique, elle ne percevait pas le corps de Tenana. A travers les volutes, elle n'entendait que sa respiration, rauque, celle de ses transes, quand les esprits l'emmenaient avec eux.
« L'œil ! » C'était sa voix sépulcrale et saisissante, celle des danses immobiles. Elle s'approcha de la trappe, celle que La Parole appelait « l'œil », car elle ouvrait sur le cénote en-dessous. Il y avait un changement qu'elle n'identifiait pas encore. Si peu de flammes et de fumée, tant de touffeur... Avec une intensité croissante, l'air bourdonnait. Tenana ne disait rien. Tenana n'était pas là. Pas son corps. La trappe, ouverte, brinquebalait, comme un volet battant la mesure d'un vent porté parmi les grands absents et le cénote, en contre-bas, se portait droit à son regard, à travers un puits aux parois brumeuses. Comme la chair se jetant du haut d'une falaise est attirée par la mer et ses berges, l'instinct de Jaya la porta à se pencher, là, se détournant de l'étrangeté de la grande case. L’œil-cénote l'observait. « Te voici enfin. » C'était une goutte d'eau, sonore, induisant son écho dans son esprit. Je te connais, lui dit-elle, de la même manière. Jaya cherchait. Elle n'identifiait ni le timbre, ni la tessiture. Ce n'était pas l'Aïeul.
« Je te connais depuis toujours, et jamais ne t'oublie. » Les mots étaient un chant, leurs syllabes, un ballet. C'était la voie de l'eau, l'art incantatoire qui en ouvrait le chemin. Elle ressentit une présence, évanescente et souffreteuse, vaciller juste derrière elle, à peine déportée vers son épaule droite. Tenana ? Elle en perçut le souffle, mais pas la chaleur. Son expiration passa ses chairs et emplit son âme. Il n'était plus un son ; il insuffla une idée, comme une œuvre d'orfèvre, ciselée depuis pléthore d'années. La Parole lui instillait d'aller, pareillement à une supplique. En même temps qu'elle sentit s'ouvrir sa perception entre ses deux yeux et sur ses fontanelles, sous sa chevelure de douces vaguelettes sombres et brunes, celui qui avait été Tenana se dissout et une dernière fois, elle perçut son apparence et sa longue barbe, qui apparaissait lorsque les Courants l’acceptaient.
Penchée au-dessus de la trappe, ses paupières battirent, de concert. Il lui parut qu'elles restèrent closes le temps que passe une vie entière. Le miroir de l’œil-cénote présentait deux ovales, dont les lents mais réguliers remous proféraient un clapotis finement perceptible à l'oreille, mais retentissant pour ce qui était contenu dans son être. Lorsque Jaya dévoila à nouveau l'ébène de ses prunelles et l'amande douce de ses iris, ses yeux ne se dérobèrent pas. Elle me regarde. « Je te regarde. » L’œil-cénote, la source des sources, l'onde-mère. Tu es mon sang. Jaya la désignait comme « Elle », sans se laisser décontenancer par l'enveloppante présence qui s'en dégageait, celle d'un père aux bras puissants, à l'étreinte cajoleuse, débordant d'amour pour sa fille, vrombissant pour l'élever. « Elle est la fille aux cheveux de vagues, légers et enchantés par le vent. Elle est la fille de mon rêve, qui a investi la réalité. Le trouble trépasse contre sa peau de satin, la tristesse se fend sous son regard apaisant. Son sourire est l'univers, et tous les autres à la suite. Elle est déesse parce qu'elle en décline la gloire, elle est souveraine parce qu'elle refuse les ornements du pouvoir ; Jaya ! La fille qui peuple ma création. Jaya... L'éclat des astres, qui brille sans jamais éclipser quiconque. Ô mon enfant... » C'était une déclaration. Puis l'eau se tut, pour scintiller.
« Je te connais depuis toujours, et jamais ne t'oublie. »
Et moi je te chéris, je panse tes blessures. Je les ressens. Elles vibrent, là.
Elle en vit le cœur. C'est inutile. Tout s'envole, au vent ; tout redevient lagon, même le sang, aux profondeurs de l'Océan. Les profondeurs, elle ne les connaissait pas encore, mais Mako l'y avait appelée. Les portes lui en étaient ouvertes. La rutilance bleutée de la source s'accentua. « Les profondeurs d'Océan, et avec lui, celles du temps. » Quelque chose se passait. C'était un entendement, qu'elle exhuma d'elle ne savait où avant de se l'entendre penser, comme si ses lèvres elles-mêmes s'étaient mues pour lui exprimer. La mémoire de l'eau. L'eau se souvient. Elle est partout, sur terre, sous terre, autour des terres, pleuvant du ciel, ruisselant sur les sols, les ceinturant tous. Elle voyage, liquide ou vaporeuse. On la boit, on la pleure. Elle connaît les crachats, elle sait ce qui nous peuple. Le sang versé est un fleuve qui abreuve la terre. Comme tous les fleuves, il est onde, comme toutes les ondes, il suit le chemin, qui mène à elle. Les guerres et les paix, elle les a vues. Les cataclysmes, elle leur a tous survécu. Ce qui a été oublié, elle le connaît. Jamais elle ne l'oublie. Les courants, elle les connaît. L’eau est le mouvement. Elle pense, placide, avant de s'agiter, soudaine, après sa décision mûrement réfléchie. Elle parle aux étoiles, qui viennent la caresser. Mais il faut savoir lui parler. Or, Jaya connaissait les courants. Ils étaient sans équilibre. L'un fuyait l'autre. Et la source des sources, l'instant précédent, trahissait ses tourments.
Pourquoi ? Elle n'eut pas même le temps de pleinement y penser et de toute façon, Jaya ne posait que rarement une question. L'onde s'était ouverte et l'emportait dans le puits de son savoir. Jaya voyait son être, cependant, fait d'une brume lancinante, mêlée à l'étendue liquide et la dominant, tout à la fois. « Vois. » Tout langage avait sa grammaire, et la mémoire de l'eau en était un. Nul son n'était bien audible, mais perceptible, oui. Elle devait devenir la fille de Mako de sous-la-surface. Une ondulation rythmée, parfois à peine discernable, ponctuait les bouches ouvertes et les gorges qui se gonflaient, avant d'expulser, depuis les ventres, leurs souffles. C'était ce chant des profondeurs qui était à percevoir. Et leurs yeux pulsent comme miroitait l’œil-cénote, la source des sources. Il y avait un homme devenu néant ainsi qu’une femme siégeant à ses côtés tout en s’en détachant. Autour de l’être devenu cela, il y avait une hécatombe d'âmes, enchaînées à lui, échouant sans cesse à le fuir, tandis que ses doigts tournés vers le ciel zébré d'éclairs paraissaient être une serre cherchant à capturer quelque chose. Le courant Lagon l'avait fui. Le courant de sang s'était fait si épais et si déchaîné autour de cet être aux veines gonflées et aux tempes vibrionnes, que Jaya croyait voir un torrent de lave liquide. « Le feu est aussi une onde. » C'était alors un naufrage que cet homme connaissait, violent, impétueux, dévastateur. Mais il s'y adonnait et, tout autour de lui, se repaissait de plus en plus des âmes qui, vainement, espéraient s'extirper, comme elles l'avaient fait de leurs corps entassés et saignés. Le sang : la mémoire de l'eau, ici, dans cet endroit de sa vision, c'était la mémoire d'une nappe de sang, constituée de tant de veines entaillées. « Les rivières de sang, ô ma fille... » Et au centre, devant le couple terrible, il y avait un point d'eau, dégageant une sombre et délétère lumière, qui avait ressenti sa présence et la cherchait dans l'air crépitant, tandis que le courant Lagon avait transmis à Jaya son injonction au silence. Jaya en saisissait la raison, qui lui était transmise sous forme d'intuition, escortée d'une sinistre prémonition : en fuyant à travers le sang, il avait fallu s'échapper à l'empire de l'autre, qui avait possédé la source et une partie du savoir de l'eau. Lui. Celui qui était devenu ça. Mais pas la compagne. La femme, elle, ne cessait pas son chant, là où l'homme proférait une vocifération distordue. La femme, elle, n'avait enchaîné aucun esprit à elle. Au contraire, Jaya perçut ce que l'eau avait compris : c'était son propre esprit que la femme fragmentait, en plusieurs pièces, une seule restant liée à ce corps, sur les trois qu'elle pouvait à coup sûr dénombrer. Quant aux deux autres... Lorsqu'elle les vit planer, comme un papillon noir aux ailes marquées chacune d’une étoile pâle, et une spirale, au-dessus de l'homme, l'eau fut troublée par un regard ardent. La femme venait de tourner son visage. Jaya aurait juré que cette entité les avaient vues, l'onde et elle. « Je te vois, » lui dit la femme, sans paroles, dans un demi-sourire. « Tu t'appelleras Jaya. » Le cuivre des pupilles de l'interlocutrice luisit, à moins que ce ne fut le reflet du terrible trait de foudre qui venait de tomber et faisant trembler la terre qui, elle-même, permit à la vague de faire l’ascension du ciel. De cela, l'eau s'en souvenait aussi, qui frémit en toutes directions. Ce fut un miroitement de chaque mouvement de la substance mère. Puis tout disparut. Ce fut… La nuit sans les étoiles, puis l'inverse.
C’était une fuite. Elle aurait pu se demander combien de temps cette course allait durer, avec tout le trouble rejoué par le souvenir de l'eau, celle d'une substance traquée par une énergie ayant pris conscience de n'avoir qu'en partie triomphé, donc d'avoir au moins en partie été dupée. Jaya comprit le péril. Elle se concentra sur les sensations. Elle en perdit toute notion de durée.
Lorsqu'elle revint à la pleine conscience de la mémoire de l'onde, de ces instants entre suspension et écoulement, elle en avait retiré tous les enseignements.

Que la femme à l'esprit fragmenté ait employé le futur pour la nommer, cela ne perturbait pas Jaya. Puisque c'était la mémoire de l'eau, le présent de Jaya restait un futur pour cette entité qui avait su la voir dans son passé reculé. Seulement, Jaya projetait sa pensée vers ce qui lui était contemporain. Et là, au fil de l'eau, elle s'enquit des audaces tentées par Reia. C'est alors qu'elle se rendit compte que ce n'était pas elle qui maîtrisait la mémoire de l'eau, mais cette dernière qui la chavirait et la transportait. Elle fut noyée et dissimulée à travers des cascades de tristesse, fraîche et intarissable dans sa chute prodigieuse, mais parfois, aussi, glacée et sans fin, pour les chagrins après lesquels on dépérit sans pouvoir en scruter l’épilogue. L'eau se souvenait de tout. Elle pouvait le faire pêle-mêle, elle pouvait s'y adonner distinctement. La seule règle : insaisissable. Il fallait s'abriter. Se cacher. « Te cacher. Je te protège depuis toujours. » Elle entendait, si proche, les vrombissements de canyons torrentiels, fracassant les parois des gorges rocheuses. Mais il y avait, à l'affût, ce qui cherchait à enfin se rassasier. Elle devinait, ailleurs, les gazouillis chantant dans un arbre et le bruissement des verts feuillages, autour d'un étang né d'une source souterraine, venue des-branches-d’en-dessous. A la surface, tapi dans les ombres de ce lieu d'idylle où les amants venaient boire leurs baisers, il y avait le guet de ce qui lui faisait prédation. Elle aurait préféré s'éloigner des fleuves livides de peine. Elle crut même y avoir été oubliée. Elle comprit que ce fut le cas, de manière avérée, pour cet appétit insatiable qui les traquait. La plus grande, la plus féroce des voracités elle-même, n'était pas portée à se frotter aux affres des méandres de larmes gelées ; ils paraissaient la mort, la promesse du flétrissement assuré. La lente extinction des espoirs, l'agonie de toute envie. Jaya fit connaissance avec ce qu'elle ne s'était point donné le temps de connaître.
La course de l'eau l'avait portée dans les grottes parsemées de crocs, sous les désolations de pierre figeant tout, monts y compris. Il y avait, par là, des landes ravinées de mélancolies, des lits altérés par les flots fantomatiques de regrets sans cesse régénérés, par les sanglots des âmes, celles-ci, celles-là. Elle prit soin d'observer. Je les vois. Je les entends, dans leur mélopée toute murmurée. Des gouttes titubaient, à la pointe des stalactites, avant de venir faire frémir, à peine sous le bruit du plus infime des grelots, la nappe qui paraissait reposer dans son sarcophage grandiosement désolé. Elle discerna des pas, tout en-haut, par-delà pierres et empilements d'eau triste et blanchie. Les craquements sous les pieds de celui qui vivait en ces lieux navrés, permirent de mieux le discerner et, ce faisant, l’eau l'y mena. C'était un homme, qui coupait du bois pour le ramener dans une cabane. Il souriait en se tournant vers ce logis et faisait des signes à quelqu'un que Jaya ne percevait pas. Quelqu’un qui n’existait que dans le souvenir. Le souffle produit par la respiration de cet homme se déformait parfois en hélices, teintées de lueurs bleutées. L'une d'elles fut plus intense que les précédentes. L'homme alors se figea, Jaya le sentit se concentrer, froncer les sourcils, à mesure qu'il se désintégrait d'ici… Puis, soudainement, il repoussa le trouble qui faillit le happer et reprit consistance, récupérant des bûches de bois apparues là où, pourtant, il n'avait pas même commencé à les couper. La maison de planches avait une toiture de neige. Il allait vers elle, mû par la quête d'un réconfort, d'une quiétude dont Jaya sentait qu'elle irradiait cet être, mais d'une sérénité reliée à la bâtisse vers laquelle il allait se réfugier, peuplée de quelque chose qui n'avait pas de matérialité. Jaya allait percer un pan du mystère de cet homme. Elle le sentait, s'approchant d'un aspect intriguant et fascinant. Il poussa la porte de bois de son petit chalet, ouvrant sur un intérieur forgé de lumières… Et l'onde reprit ses droits et son mouvement. Tout se déforma, avant de disparaître presque instantanément. Les souvenirs de l'onde fuyaient quelque chose qui voulait les tenir, les pétrir, avant de les engloutir. Ce n'était que lorsqu'elle se focalisait sur sa volonté que les subterfuges de l'eau se rappelaient de leur invitée, avant de se ruer sur elle et de l'emporter là où elle avait tendu sa pensée : Reia. Elle y dévala comme si elle avait été mue par un raz-de-marée, avant que le flot ne se fige brutalement, pour se fondre dans la quiétude du Lagon. L'eau se dissimule, mais à la vue et au su de quiconque. Je t'avais tant observée. Je réalise t'avoir constamment raté.
« Tu m'as invariablement perçue »,
réfuta l'onde. « Je suis la vie, » clapota-t-elle. « Libre. Insaisissable. » Et sa voix ondoyante l'était, alternant entre l'Océan et la Mer. « Fais silence, Jaya, » et ce conseil n'était pas même un clapotis. « C'est là. » Nul ne savait résister à l’eau frissonnante. C'était le temps d'un tressaillement : Perçante donnait l'impression d'être rivée sur elle, de la débusquer sans peine, malgré son état, impalpable et indissociable du Courant. En contre-bas, sous-la-surface, la nappe des profondeurs haletait, agitée des mouvements frénétiques des enfants-requins qu'avait Mako. C'était une danse électrique, dont la seule cohérence provenait de ce qui avait, en réalité, attiré et fixé Perçante et le regard du Mako céleste. Il y avait la concentration des gros vaisseaux des Outre-Ondins, éclairés de lanternes-capotes en certains endroits. Un pied se glissait dans le Lagon, après avoir effleuré une coque de sa descente : Reia allait bien, fier et guilleret de son butin fait d'interdits bravés et de renseignements glanés par l'observation rapprochée. Mais ce n'était pas cela. Cela, c'était cette concentration, informe, d'énergie crépitant parmi ce qui restait invisible aux simples pupilles. Ce qui animait l'agressivité des squales, c'étaient ses protubérances, s'enfonçant vers les tréfonds, cherchant et sondant la porte marine gardant l'antre lumineuse du Mako. Elles ne faisaient pas que s'étendre vers les fonds, elles parsemaient la surface du Lagon, avec une nervosité n'empêchant pas la méthode. Elles stoppèrent tout mouvement à la surface du Lagon quand les orteils de Reia y pénétrèrent ; c'était une essence en chasse. Jaya voulut avertir Reia, mais ici, en cet état, il n'y avait plus voix. Le miroir de l'onde se durcit en son centre, là où était l'aura. En son île, il ne faisait jamais froid, jamais comme cela, jamais la glace ne va. Elle entendit les froissements réguliers de la neige, juste avant de voir sa vision brouillée par un voile diaphane et céruléen. « Pourquoi m'as-tu dérangé ? » C'était une voix qu'elle ne connaissait pas. Celle d'un homme dévasté. Elle en voyait le corps, translucide, mais son visage était brouillé. « Ne me demande pas pourquoi je le fais », commanda-t-il. La surface du Lagon tressaillit, se cristallisa. L'abstraction vorace, celle qui investiguait, fut contractée ; l'eau en absorba ce qui aurait pu être, avec une voix, un cri de haine et de frayeur, avant que la chose ne se retire. « Je les déteste tous, » ajouta l'homme de la maison du chalet. « Ne me dérange plus. De colère, je pourrais… Ne me dérange plus », répéta-t-il, s'évaporant pour retourner d'où il venait. « Et garde-toi de leur... » Il n'était plus. La mouvance de l'onde avait porté Jaya vers Reia. Elle se voyait, à ses côtés, au sommet de la Dent, l'ancien volcan au centre du Lagon. Et Reia, volubile, narrait son infiltration aventurière.
La Jaya qu'elle observait, celle du lendemain, scrutait le ciel et les réminiscences de Perçante, atténuées par le grand jour clair. Elle entendit un souvenir. « Imite-moi », lui avait-il dit, « je te guide jusqu'à moi. » Elle se vit se lever, s'approcher du vide et, pendant que l'air faisait vague de ses cheveux, adresser un sourire à Reia, médusé. Elle ressentit chaque seconde du grand plongeon qu'elle ferait, ne quittant pas la surface du Lagon des yeux, celle-là même qu'elle allait perforer, à l'imitation de la voie à suivre, celle que le Mako astral montrait. Un instant, Jaya se demanda ce qui se passerait après. A la limite que le Lagon dessinait entre les deux mondes, celui d'au-dessus et d'en-dessous, un jeune homme, peut-être un peu plus vieux qu'elle, apparut, sur toute l'étendue du miroir de l'onde. Il semblait pensif, observant la paume de ses mains, qu'il pliait et repliait. Les courants, les deux, en naissaient. Il se figea un instant, avant de lever lentement la tête : elle l'aurait juré, il l'avait ressentie. Ses yeux étaient d'un bleu confinant au turquoise. Les pupilles qu'il avait, noires, virent mourir brusquement le crépitement d'orages naissants et violacés que Jaya crut percevoir, avant d'avoir, fusionnelle avec l'eau, un mouvement de recul. Durant cette fraction de seconde, elle eut, par réflexe, l'envie de retrouver l'Aïeul.
La fois suivante, la source des sources lui présenta une vision de grandes pirogues faites pour naviguer au-delà des récifs. C'était la flotte de Taitearii. Or, le maître de navigation avait les traits de Tenana. Jaya voulut se concentrer sur la mémoire que l'eau gardait de la disposition des étoiles, afin d'évaluer l'ancienneté de ce souvenir. Les grandes pirogues s'évanouirent, la mer, l'océan aussi. C'était une terre qui n'avait pas été épargnée, faite de ruines humiliées par la privation de toute majesté, de toute beauté ; et ce qui vivait, végétal ou animal, avait succombé à la domination d'une zébrure sombre et rugueuse, faisant songer à un lichen malicieux. Il n'y avait que des spectres de tourment, errant dans l'incompréhension, le remords et la désolation. Il n'y en avait qu'un, de vivant, refusant la mort, qui marchait comme l'on ramperait. Ses joues creuses et velues par touffes inégales, ses cheveux filasse et luisant de leur gras, sa démarche improbable et son regard incrédule, rien de tout cela ne pouvait rejeter la vérité de ce qu'il était : un sorcier voyageur du Courant. Et en ce qui avait dû être un grand amphithéâtre et dont ne subsistait que le vague relief étouffé par les veinures d'ébène qui, partout, avaient prospéré, cet homme marmonnait, tantôt dans la langue des Outre-Ondins, tantôt dans un idiome que Jaya ignorait. Il se tut, brutalement et ses mains s'agitaient de tics nerveux, pendant que sa tête, inclinée, se tournait lentement vers elle, avec la bizarrerie d'une murène, avant qu'elle n'attaque. Il la pointa du doigt. « Je te vois. » Des fantômes dansaient et chantaient autour de lui. « Tu l'as trouvé », affirma-t-il. Elle ne comprit pas. Son corps, à lui, ne bougea pas ; il se projeta néanmoins avec une vive brutalité vers elle et l'enveloppa de son vouloir. Il les façonna, l'onde et elle, jusqu'à les ramener vers l'homme aux pas de neige. Jaya ressentit le contentement de son geôlier, mais la surprise qui l'avait animé lui fit lâcher prise et retourner d'où il venait. Il avait tenté, dans son retrait non désiré, de lui dire quelque chose. Mais c'était écrire sur le sable, juste avant que la vague ne passe.
L’œil-cénote la ramena sur les traces de l'homme aux pas qui crissent, celui qui s’était adressé à elle, pour qu’il la laisse. Il était sur un animal géant, à quatre pattes et portant une colline sur son dos tandis que dans chacune de ses mains figurait une épée à la lame large et courbe. Il parut le découvrir et s'en étonner lui-même. De la tête, il réfuta ce qu'il voyait ; la monture et les armes disparurent, comme des mirages que l'on repousse. Il observa Jaya et cette fois, sans rien transmettre. Ses yeux tremblaient. Deux glaciers, lentement, opéraient leur flamboyante descente sur ses joues. Elle perçut un prénom féminin, mais ce n'était pas le sien. « Je les hais. » C'était la complainte de son âme. Elle entendit les battements de cœur de cet homme, comme les fleuves brûlants de ses veines, aussi.
L'eau s'orientait vers une autre mémoire. L’œil-cénote laissait voir à Jaya l'histoire de son île, d’abord montagne nommée la Dent, déversant insolemment son sang pour donner vie à la terre comme aux récifs et au Lagon. Puis la Dent s'assoupit, sa végétation vit défiler les saisons et les orages, avant qu'elle s'y retrouve, au sommet, avec Reia à la bouche écarquillée de l'avoir vue sauter.
Elle resta interdite face à ce qui l'attendait et ce dont, elle ne savait comment, lorsque ce moment surgirait, Zakalwe la sauverait. Ce n'était pas Reia, mais moi. La Jaya qu'elle voyait était inconsciente, dans les bras de l'Outre-Ondin qui s'était jeté dans le Lagon et qui, en dépit de la ronde des grands squales étonnamment remontés jusqu'ici, avait nagé – indemne – jusqu'en son centre, pour lui apporter son secours. Grâce à la source des sources, elle aurait pourtant mémoire de cet avenir et de ce visage salvateur, dont les mutilations se déformaient pour en faire naître un autre, penché sur elle. Elle avait déjà vu ces yeux bleus et ce regard stupéfait. Elle en ressentit, de la bouche s'étant entrouverte, l'ébahissement et l'assèchement. L'espace d'un instant, l’Outre-Ondin était devenu moins qu'un adulte, mais plus qu'un enfant, pourvu de deux mains, dont l'une, au poignet, était dotée d'un pansement. Les lèvres balbutièrent, vaincues par le silence. La main à l'entame blessée, qui était apparue là où il avait un moignon, se leva, doigts tendus, pour caresser le visage de Jaya, pour se convaincre que ce qu'il voyait était réalité. Lorsqu'il aurait dû la toucher, les doigts se volatilisèrent et tout le reste, avec. Ce qui parvint à s'accrocher au visage de Zakalwe, ce fut ce regard, bleu lui aussi, mais différemment. Venu d'ailleurs. Sans égal. Une lueur comme elle n'avait jamais, sur elle, vue posée. Au milieu de la danse des grands squales, avec elle dans les bras, l'Outre-Ondin s'effondra. Jaya Frissonna. « La Vague-Ciel ira sur ses îles », fit la voix vivant dans l’onde, comme un intense rouleau marin. Elle voulut aussitôt oublier la suite.

Jaya rouvrit les yeux, dans les vapeurs, ni chaudes, ni froides, ayant conquis l'espace intérieur de la grande case du village-source. Assise en position du lotus, elle réalisa qu'elle était à la place qu'occupait l'Aïeul, chaque fois qu'elle venait le voir. Jaya se releva, preste et déliée, comme si elle n'avait pas… Elle se porta vers l’œil-cénote. La trappe était bien ouverte et la source, en-dessous, offrait un miroitement à son visage. L’esprit de Tenana était là, sur le fil de l'eau. Il la salua, avant de se changer en ce qui avait été son tatouage personnel, un cristal-requin, que la source-des-sources aspira. A ses oreilles, les bruits de craquements de bois flottant sur le Lagon furent menés, avec les vibrations de pas courant sur la plage. Parmi eux, elle reconnut Semaio, grâce aux deux esprits veillant constamment sur lui. Et à la surface du Lagon, il y avait cette présence évanescente, agitant les squales vers la porte d'outre-les-profondeurs et étendant ses ramifications partout où sa velléité voulait se développer, n'en déplaise à Perçante, si courroucée, mais si lointaine. Jaya avait reçu l'enseignement des instants proches. Elle balaya du regard, une dernière fois, la grande case. Elle savait quoi faire. Elle quitta le village-source, pour aller, attentive à ce que ses sens sauraient lui communiquer, vers la plage. Le Lagon l'attendait.
Elle désirait voir, de nouveau, cette chose qui allait fuir l'apparition de l’homme aux pas qui crissent. Ses pas firent halte là où elle avait découvert des fleurs qu'elle n'avait jamais vues à cet endroit auparavant. Il n'y avait plus de tiares ici. Le Lagon attendait sa venue. Jaya le savait. Elle connaissait aussi son devoir des prochains jours. Elle se rendit vers le rivage où, bientôt, viendrait Reia, joyeux de ses derniers exploits. En sortant du sentier et de la forêt, les esprits des ancêtres attirèrent son regard sur la droite du rivage, où elle put reconnaître la silhouette atypique de Zakalwe, constamment lové dans la torsade – nerveuse cette fois – des deux courants qui l'habitaient. Il était immobile.
Elle s'efforçait de refuser tout empressement et toute angoisse. Les explications viendraient d'elles-mêmes. Il lui suffisait de ne pas refuser de vivre tout ce qu'elle avait à vivre. Elle ne s'affligeait pas d'ignorer tant de choses, puisque, si elle ne se reniait pas, la Source, les Courants et les ancêtres lui porteraient les réponses, absolument libérées de toute question. Elle ignorait simplement quoi et quand, comme le fait qu'elle découvrirait, ce soir, par la voix interloquée de Reia après que celui-ci, tout trempé, l'aurait retrouvé pour l'entraîner à l'écart afin de mieux lui transmettre ses aventures sur les gros vaisseaux d'Outre-les-Ondes, qu'elle avait gagné, sur son dos, d'une épaule à l'autre, un tatouage-totem, celui d'une fleur de tiare. Étaient apparus huit pétales et, filant vers la chute de ses reins, il y avait la tige également, avec ses quatre autres fleurs, cette fois en bouton.
Elle eut un nouveau regard sur Zakalwe, étrange, magnétique. Jaya ressassait ce que lui avait susurré la voix de l’onde. « La Vague-Ciel ira sur ses îles. » Jaya baissa le regard, le perdit dans le Lagon à mesure que ses paupières réprimèrent une once d’eau. « Alors ses îles viendront à moi. »
Sur un pétale d’or de la quatrième fleur de tiare vivant maintenant en sa peau, apparut alors une perle de pluie.
Evènement
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Re: Odysséales - Nouvelles et récits

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2 -Sans Titre

Cela faisait des heures qu’il marchait. Ses pieds commençaient à lui faire mal mais il savait qu’il n’avait d’autre choix que de suivre la piteuse colonne des fuyards. Le sable du désert avait laissé la place à un paysage rocailleux, rendant la progression difficile. Le Soleil, qui baissait sur l’horizon, achevait de donner à la scène des allures infernales.
Pourtant, il marchait toujours, c’est tout ce qu’il avait à faire. Fuir, partir le plus loin possible, tenter de sauver sa vie au moment où tout ce qu’il avait connu semblait perdu. Le jeune Kimvanar courbait la tête sous le poids d’un destin trop cynique.
Lorsque finalement il fit trop sombre pour continuer la marche, la petite colonne se trouvait au fond d’un canyon rocheux. D’un commun accord et sans un mot, un bivouac de fortune se mit en place. Quelques fuyards avaient avec eux un manteau ou une couverture, les autres ne portaient que leurs maigres vêtements., bien insuffisants pour faire face au froid qui s’abattait avec la nuit.
Épuisé, hébété, Kimvanar regardait quelques hommes qui tentaient d’allumer un feu avec les branches noueuses des quelques plantes qui survivaient dans cet environnement hostile. Figé, incapable d’agir, il ressassait chaque instant de la terrible journée qui avait fait basculer sa vie.

***

Il était encore tôt, le matin même, lorsque Kimvanar avait quitté la demeure familiale, en lisière du quartier pauvre de Balamoun. Son père avait trouvé un travail chez un notable de la ville et avait évité à la famille une vie trop misérable. La maison, toute en briques séchées, n’avait rien d’un palais mais était le seul foyer que le jeune homme avait jamais connu. Dehors, la ville s’éveillait à peine. Quelques mendiants gagnaient les carrefours où ils passeraient la journée, un artisan ouvrait le drap qui fermait son échoppe.
Le ciel était clair et annonçait une journée chaude. Fredonnant intérieurement, Kimvanar marchait à travers le dédale des rues en direction de la porte Nord de la ville. Ayant contourné le souk, encore silencieux à cette heure, il ralentit le pas en passant devant une petite demeure à deux étages, aux murs couverts de peintures colorées. C’est là qu’habitait Alma, la fille d’un commerçant. Kim revit en pensées son visage, ses cheveux et surtout ses yeux d’un noir profond dans lesquels il aimait se plonger. Elle lui avait promis de le rejoindre à la tombée du jour, après le travail de la journée. Animé d’un entrain nouveau, Kim passa encore plusieurs maison luxueuses avant d’arriver en vue des murailles de la porte Nord.
La porte a doubles battants était ouverte et laissait déjà passer un flot continu de travailleurs, de marchands et de soldats. Des groupes commençaient à se former, on se retrouvait avant de travailler ensemble toute la journée. Kim quitta la ville seul. Ses amis à lui étaient pour la plupart originaires du quartier pauvre et il faisait partie des seuls qui avaient pu trouver un véritable travail. C’était pour lui un motif de fierté et une assurance pour son avenir mais il le payait cher chaque jour.
Kim travaillait dans une oasis non loin de la ville. Un riche citoyen de la ville y possédait une immense plantation de fruits exotiques qu’il vendait à travers le monde grâce à un réseau de caravane. Le travail en plein soleil du matin au soir était très éprouvant. Bien souvent, Kim rentrait chez lui, le soir, éreinté, la peau brûlée par le soleil. Mais Kim se savait apprécié du contre-maître de la plantation et pouvait envisager de ne pas rester simple ouvrier toute sa vie.

Cette journée commença comme toutes les autres. Il faisait aussi chaud, le travail était aussi dur. Pourtant, le jeune homme sentait comme un nœud au fond de son estomac. Quelque chose le mettait mal à l’aise mais il n’aurait jamis pu dire ce que c’était. Peut-être était-ce lié à cet énorme corbeau noir qu’il avait vu, perché dans un grand arbre. L’oasis était l’arrêt obligé d’une multitude d’oiseaux aux couleurs chatoyantes qui sillonnaient le désert. Cependant, on voyait rarement de corbeau. Et puis, la taille de celui-ci était impressionnante. Il sembla à Kim que l’animal le fixa avnt de pousser un croassement sinistre et de s’envoler en direction de la ville.
Pendant la pause du milieu de la journée, Kim ft attiré par une rumeur courant sur la colline qui surplombait l’oasis et de laquelle on pouvait voir la ville. D’un pas nonchalant, Kim gravit le monticule, poussé par la curiosité. En haut, quelques hommes poussaient des exclamations en pointant la ville du doigt.
De là où ils étaient, on distinguait les murailles de la ville et les tours des plus hauts bâtiments. Pourtant, ce jour-là, la ville était indistincte. La cité semblait envahie d’un sombre brouillard. Le vent apportait un bruissement ininterrompu accompagné de ce que Kim percevait comme de nombreux croassements. Sans doute était-il influencé par sa rencontre du matin.
L’agitation grandit parmi les ouvriers mais la voix impérieuse du contre-maître les ramena à leur travail. A peine avaient-ils repris qu’on entendit du bruit à l’entrée de la plantation. Kim, qui ne s’était pas encore éloigné, vit un homme, les yeux comme fous, qui parlait au contre-maître en faisant de grand gestes.

« La fin du monde ! Ils se sont rassemblés puis ont fondu sur la ville, attaquant massacrant tous ceux qu’ils trouvaient ! J’ai forcé mon cheval pour partir plus vite. Imagine donc ! Les gardes de l’entrée se faisaient déchiqueter les yeux ! »

Ce qu’il entendit provoqua chez Kim un frisson incontrôlable. Délaissant ses outils, il s’approcha des deux hommes.

« La ville est attaquée ?
Avant que le contre-maître puisse l’en empêcher, le nouvel arrivant se tourna vers le jeune homme :
-C’est la fin de Balamoun ! Une nuée infinie de corbeaux massacre les habitants ! Fuyons ! Fuyons avant qu’ils volent jusqu’ici !
-Du calme enfin ! Ce que tu dis n’a aucun sens, tenta de dire le contre-maître.
-Mais non ! Évidemment que ça n’a pas de sens de voir ces oiseaux fondre sur nous ! Pourtant c’est ce que j’ai vu !
-Et mes parents qui sont là-bas, et Alma ! »

Kim quitta brusquement la conversation et, rongé par l’inquiétude, commença à courir sur le chemin de la ville.

« Kimvanar ! Reviens ici ! »

Mais la voix du supérieur était déjà lointaine. Kim courait sur la route rocailleuse, espérant de tout son être que le messager du malheur se trompait. Pourtant, au fond de lui, il était mystérieusement convaincu qu’un drame se jouait. Sans doute le corbeau du matin y était-il pour quelque chose.
En s’approchant de la ville, Kim croisa un dromadaire qui courait vers le désert dans une course folle. Sur son dos, il ne vit personne.
Bientôt, il put voir de lui-même la nuée de corbeaux noirs. Le bruissement de leurs ailes et leurs croassements remplissaient le ciel d’un vacarme assourdissant. Terrorisé et essoufflé, Kim continuait de courir vers la porte, n’osant imaginer ce qu’il pouvait arriver à ceux qu’il connaissait. A quelques dizaines de mètres de la murailles, il croisa des fuyards qui ne firent même pas attention à lui. Kim vit avec une terrible netteté que plusieurs d’entre eux portaient des plaies béantes. L’un d’eux avait porté la main à son œil et un flot de sang coulait entre ses doigts. En arrivant près de la porte, Kim distingua par l’ouverture une scène apocalyptique. La rue, si calme le matin même, était en proie à une agitation incontrôlable. Les gens couraient dans tous les sens, en hurlant, tentant d’emporter leurs possessions. Au-dessus d’eux, la nuée de corbeaux noircissait le ciel. Les oiseaux fondaient sur les pauvres gens, les meurtrissant à coups de bec. Avant que Kim ne put rentrer dans la cité, un groupe de garde s’empressa de fermer les lourds battants de la porte. La dernière chose que le jeune homme vit fut un corps qui s’affaissait, au milieu de la rue, sous les assauts d’une dizaine de volatiles.
Le jeune homme chercha malgré tout à atteindre la porte mais trois gardes lui barrèrent la route.

« Plus personne ne peut rentrer, c’est la fin ! 
-Mais, vous ne comprenez pas, répondit Kim. Il y a toute ma famille à l’intérieur !
-Tu peux les oublier ! Les dieux ont maudit notre cité ! »

Et alors que Kim cherchait à avancer toujours et deux soldas le saisirent par les bras pour le faire reculer.

« Ça ne sert à rien, petit. Tu ne pourras pas entrer. »

Au même moment, un bruissement sourd se fit entendre alors qu’une nuée d’oiseaux noirs tournoya au-dessus des murailles. Voyant cela, les soldats lâchèrent Kim et commencèrent à courir vers le désert. Le jeune homme se précipita alors vers les lourds battants de bois et tenta de les ouvrir avec l’énergie du désespoir. Mais la porte colossale ignora les efforts du jeune homme qui se mit à tambouriner sur le bois. Dans le chaos qui l’environnait, il entendait les cris des habitants à présent prisonniers de leur ville. Il pouvait deviner que certains fuyards s’étaient retrouvé coincés devant les portes closes. Leurs hurlements désespérés ainsi que les sinistres croassements trahissaient le terrible destin qui les attendait.
Au bout de quelques instants, Kim vit un filet de sang rouge couler sous la porte, imbibant le sable. Des gémissements atroces et indéfinissables se faisaient entendre mais ils n’avaient rien de cris de souffrance. Il donnèrent au jeune homme des frissons violents. Lorsqu’il vit les corbeaux envahir la muraille, il se décida enfin à quitter la porte.
Ne sachant pas où aller, il se rappela le groupe de fuyards qu’il avait croisé et chercha à les retrouver. Au bout de quelques centaines de mètres, il vit un corps allongé. C’était celui de l’homme éborgné. L’un de ses camarades se penchait sur lui, le suppliant de se relever. Lorsque Kim arriva à la hauteur du triste tableau, le corps inanimé commença à bouger et se redressa. Dans une lenteur calculée, le borgne releva la tête et fixa son compagnon. Kim vit avec horreur que l’unique œil valide était vitreux. Le borgne attrapa la main de son compagnon et l’attira à lui. Dans un élan d’abominable violence, le borgne mordit l’autre à la gorge à plusieurs reprises, lacérant son visage avec les mains. Surprise, la pauvre victime ne put rien faire avant que son sort ne fut scellé.
Kim eut un mouvement d’arrêt. Devant l’horreur de la scène, il se mit à courir dans une autre direction. Il avançait au hasard, espérant seulement échapper à l’horrible malédiction qui s’abattait sur le peuple de Balamoun.

Au bout d’un temps impossible à mesurer, Kim parvint à l’oasis dont il était parti. La pagaille régnait dans ce lieu habituellement si tranquille. Kim arrêta l’un de ses compagnons de travail avec un regard interrogateur. Ne voulant pas s’arrêter, l’autre le bouscula et lui lança :

« Il ne faut pas rester ici ! Tout le monde fuit en remontant le Mnévis, c’est notre seule chance ! »

En effet, les ouvriers semblaient tous emporter quelques objet avant de prendre la direction du fleuve. Dans la situation actuelle, c’était probablement la meilleure chose à faire. Cependant, Kim n’avait rien qui lui appartenu à la plantation. Après ce qu’il avait vu, il ne voulait pourtant pas être une proie trop facile. Il fonça dans un cabanon et s’empara d’une serpe. Il hésita en voyant les outils montés sur de longs manches mais ne voulut pas s’encombrer.
C’est alors qu’il réalisa que sa course avait desséché sa gorge. Au moment de quitter l’oasis, il entra dans la réserve où était entreposées les outres d’eau. Visiblement, il n’était pas le premier à y avoir pensé car un désordre sans nom régnait dans la pièce. Plus une outre n’était disposée sur les étagères où elles attendait habituellement les ouvriers. Kim en ramassa une qui gisait au sol et qui se vidait dans le sable. Il la soupesa, elle n’était pas à moitié pleine. Tant pis, c’était tout ce qu’il pouvait prendre.

Le jeune homme se dépêcha alors de rejoindre la colonne nouvellement formée des fuyards. Tous avançaient, hagards, mus par une peur qui leur rongeait le ventre. Pas un mot ne fut échangé jusqu’à l’arrivée au fleuve. La pauvre troupe rencontra un groupe d’une dizaine d’hommes qui semblaient courir depuis la ville. Il s’arrêtèrent à bonne distance et un homme de haute taille cria dans leur direction.

« Êtes- vous normaux ? »
Interdits, les ouvriers de la plantation se regardèrent et commencèrent à se parler. L’un des nouveaux arrivants, qui avait tout l’air d’un soldat, saisit l’épaule du géant.
« C’est bon, ils ont l’air de parler normalement. 
Puis il lança aux ouvrier :
-La malédiction ! Elle rend les gens fous ! Avez-vous été touchés par les corbeaux ?
-Non ! Pas de blessés parmi nous, répondit un ouvrier qui s’était avancer pour parler au nom du groupe.
-Alors suivez-nous ! Nous pourrons trouver un abri en amont du Mnévis. »

Toute la troupe se remit en marche, sans poser de question, trop heureuse de trouver un semblant de solution dans le chaos qui avait envahi le désert.
Mais l’allure de la course était insoutenable pour certains qui se mirent à ralentir puis à marcher. Kim les vit d’abord comme des inconscients qui se condamnaient eux-mêmes. Soudain, c’est le vieil Assouf qui tomba. C’était le doyen des ouvriers, que tous considéraient presque comme un grand-père. Voyant ses compagnons aider le vieil homme à se relever et à continuer à avancer, Kim réalisa qu’on ne pouvait abandonner les plus faibles à la menace. Sa morale le fit ralentir et participer à l’aide apportée aux plus lents. Pourtant, il ne cessait de regarder le ciel, tiraillé par la peur de voir des corbeaux envahir le ciel. Lorsque quelqu’un butait sur une pierre et tombait, il ne pouvait s’empêcher de jurer intérieurement tant leur colonne de fuyards semblait être une proie facile pour les démons venus du ciel.

Le soir baissait lorsque la troupe fit halte dans un hameau bordant le fleuve.

« On ne peut aller plus loin ! Il nous faut du repos, lança un ouvrier.
Cependant, les hommes du groupe que les ouvriers avaient rejoint ne semblaient pas disposés à s’arrêter, souhaitant mettre la plus grande distance possible entre eux et la ville maudite.
-Très bien, arrêtez-vous ! Les corbeaux se fatigueront moins pour vous massacrer!
-Il est inutile de se tuer de fatigue ! Nous nous sommes déjà assez éloignés de Balamoun.
-Tu ne sais pas de quoi tu parles, répondit le soldat. Je les ai vus, ces envoyés du Mal, fondre sur la population de la ville et massacrer, à coups de becs et de griffes, les hommes, les femmes et même les enfants ! Et par je ne sais quelle sorcellerie, les corps des morts se sont relevés pour aider les oiseaux dans leur mission macabre. Si tu avais vu le corps d’un enfant hurler à la mort en égorgeant un vieillard, peut_être comprendrais-tu que nous ne serons jamais assez loin.
Si certains veulent vivre, qu’il nous suivent.

Un grand débat s’éleva au milieu des ouvriers. Certains, terrorisés, voulaient continuer la fuite mais d’autres, soutenant les plus anciens, arguait de l’inutilité d’une fuite éternelle. Bientôt, le groupe se scinda en deux. Près de la moitié des ouvriers choisirent de rester auprès d’Assouf et des autres mais une vingtaine d’entre eux continuèrent la route. Kim choisit de rester.
Il savait qu’il n’aurait jamais pu se regarder dans un miroir s’il abandonnait les anciens. De plus, une part de lui espérait pouvoir revenir au plus vite dans la cité où vivaient, jusqu’à ce jour, sa famille et la fille qu’il aimait.
Ce qui restait de la petite troupe s’installa alors dans le hameau. La plupart des maisons étaient vides, leurs habitants les ayant visiblement abandonnées dans une fuite précipitée. Cependant, une famille semblait toujours vivre dans une masure, légèrement à l’écart. Les hommes qui s’en approchèrent furent violemment menacés et entendirent les habitants se barricader à l’intérieur. Ils se rabattirent donc sur les autres maisons. Les fuyards étaient partis presque sans rien et cherchèrent de quoi passer la nuit. On trouva un peu de nourriture et quelques étoffes pouvant servir de couvertures. Ils seraient plus mal logés que les plus pauvres de Balamoun mais c’était le meilleur abri qu’ils pouvaient espérer.
Alors que la plupart des ouvriers s’étaient réunis autour d’un feu, caché dans l’enceinte d’une cour de ferme, un bruit de sabot se fit entendre. La peur fit sortir les hommes épuisés de la torpeur qui les avait envahis. Ils empoignèrent couteaux et bâtons et se disséminèrent entre les maisons.
Bientôt, un cavalier pénétra dans le hameau. Kim vit ses compagnons se jeter devant le cheval en hurlant et faisant des grands gestes avec des airs menaçants. Le cavalier, surpris, ralentit sa monture et dégaina un glaive de soldat..

« Qui es tu ? D’où viens-tu ? Lança Nabil, probablement le plus musclé de tous les ouvriers, et aussi le plus bourru.
-Je viens de Balamoun. Comme vous, visiblement, répondit le cavalier. »
L’homme semblait rassuré d’avoir à faire à des êtres bien vivants mais garda son arme à la main.
« Vous avez fui la ville, n’est-ce pas ?
-Ouais, c’est ça… A part quelques camarades qui ont insisté pour retrouver les leurs à l’intérieur des murailles et qu’on ne reverra plus jamais… On a tous fui la malédiction qui s’est abattue sur nous !
-La ville est perdue ! J’ai quitté ses environs il y a seulement quelques heures. Les accès sont condamnés et des morts qui ne le sont pas errent dans les environs, attaquant tout ce qu’ils voient. »

Kim n’y tint plus. Il devait demander ce qui était arriver aux habitants qui n’avaient pas pu fuir, bien qu’il connût déjà la réponse. Il avait besoin de l’entendre.

« Et à l’intérieur, les gens… Sont-ils tous…
Le cavalier répondit avec un sourire cynique.
-Morts ? Mais la mort n’a plus aucun sens dans l’enfer qu’est devenue la cité ! Les cadavres se relèvent et s’entredévorent ! Désolé, mon petit, mais, qui que tu cherches, c’est sans espoir. »

Alors que les ouvriers continuaient de poser des questions au messager improvisé, Kim tourna le dos à l’attroupement. Il marcha entre deux maisons et s’adossa contre un mur.
Il n’était pas surpris pourtant. Il le savait depuis le début. Mais maintenant que la tension retombait, le poids de la réalité écrasait le jeune homme. Le sol se dérobait sous ses pas et il se força à s’asseoir dans la poussière. La tête dans les mains, il essaya de pleurer mais la course éreintante et la violence de l’émotion semblaient avoir desséché ses yeux. Que lui restait-il maintenant ? En un jour, il avait tout perdu.
Il fixait la terre pendant que sa tête se vidait de toute pensée et que son esprit s’abandonnait au fatalisme.

Kim fut tiré de son hébétude par la voix du cavalier qui prononça un nom. Ce nom, il le connaissait trop bien. Il manqua de tomber lorsqu’il revint en courant au pied du cheval pour interroger son maître à nouveau.

« Qu’avez vous dit sur Medhi ben Yakoub ? Vous venez de dire son nom !
L’homme finissait de parler avec un ouvrier qui s’en allait, les yeux rougit. Il se tourna ensuite vers Kim.
- Je vais te la faire courte. Ben Yakoub est peut être le plus chanceux de la ville ! Lorsque les oiseaux sont arrivés, il a tout de suite compris que quelque chose allait arriver. Je suis passé devant son échoppe au moment où il lançait des ordres à deux esclaves pour quitter la ville au plus tôt. Il paraît qu’il a quitté la ville avant le début des hostilités avec toute sa famille et un seul âne de bât. Tous auraient dû le suivre.
-Toute sa famille ? Vous êtes sûrs ?
-Qu’est-ce que j’en sais ? C’est ce que j’ai entendu. Il a du se joindre à une caravane qui partait vers les montagnes, en direction du Monastère. »

Sans un mot de plus, Kim abandonna son interlocuteur, un peu interloqué. La première lueur d’espoir venait de s’allumer. Medhi ben Yakoub était un marchand modeste de Balamoun, connu pour son bon sens mais surtout, c’était le père d’Alma. La jeune fille était donc peut être toujours en vie, quelque part sur les routes.
L’espoir était ténu mais Kim s’y attacha de toutes ses forces. Il n’avait plus qu’un mot en tête : le Monastère. Dans son état, c’est tout ce qu’il avait retenu. Aussi minces les chances pussent-elles être, il devait essayer. Le jeune homme réussit enfin avaler quelque chose et s’endormit bientôt, plus calme que nombre des ses compagnons, qui réalisaient eux aussi qu’ils avaient perdu les leurs.

Le lendemain, la maigre troupe se remit en marche dès les premières lueurs de l’aube. Le ciel était encore rose lorsque Kim aida le vieux Youssouf à se remettre sur pied. Le cavalier était parti dans la nuit. Parmi les ouvriers, beaucoup avaient les yeux rouges. Certains, abîmés dans le chagrin, n’avaient pas fermé l’œil. Nabil, avec quelques autres, décida de rebrousser chemin pour revenir à Balamoun. Qui sait ce qu’ils espéraient ?
Le gros de la troupe continua à suivre le Mnévis, en ayant emporté tout ce qu’ils avaient pu trouver dans le hameau, c’est-à-dire presque rien.
La marche continua donc sous le Soleil bientôt levé. Tous les villages croisés étaient déserts. Parfois, une famille finissait d’attacher ses maigres possessions sur un animal avant de suivre les traces laissées par le passage de nombreux fuyards.
La journée se poursuivait alors que Kim cherchait à rester confiant dans l’avenir. Pourtant, alors que la fatigue de la marche le gagnait, son moral se disloquait peu à peu. Il avançait comme un fantôme sur le sol aride, ressassant les souvenirs de ce qu’il avait perdu.

***

Les jours se succédèrent, tristement identiques. La troupe de fuyards avait grossi ses rangs en intégrant ceux qu’elle avait croisés. Les citoyens de Balamoun n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes. Leurs vêtements en lambeaux, leurs barbes hirsutes et leurs yeux hagards auraient fait fuir n’importe quel voyageur. La fatigue de la marche, accumulée à la maigre alimentation, affaiblissait les corps et torturait les âmes.
Kim avait perdu le compte des jours. Il savait qu’il s’était rapproché des montagnes et donc du Monastère. Lorsqu’il croisait un autre miséreux qui eut pu avoir son âge, il tentait de lui sourire et de l’aborder mais des mots n’étaient que rarement échangés. Cependant, il fut heureux de constater qu’il n’était pas le seul à vouloir se rendre au Monastère. C’était la direction suivies par nombre de fuyards qui mettait leur foi dans l’accueil des moines.
Le jeune homme repris espoir en arrivant au pieds des monts. Le Monastère était sans doute proche. Hélas, la route, habituellement sillonnée par les caravanes, devenait tortueuse et montait sans arrêt plus haut. Kim aidait souvent le vieux Youssouf mais lui-même sentait parfois ses muscles brûler sous l’effort. Comme pour achever l’hostilité des lieux, les nuits étaient encore plus froides qu’en plein désert.

Pourtant, les fuyards avançaient. La colonne des anciens ouvriers s’était dispersée mais quelques uns étaient restés auprès de Youssouf. Kim était parmi eux. Ils avançaient parmi les familles en fuite et les caravanes à destination de la Pyramide qui avaient rebroussé chemin.

Kim fut incapable de dire combien de temps dura cette errance. Chaque soir, il pensait être incapable d’avancer plus. Pourtant, chaque matin, il se levait et continuait sur la route du Monastère, par monts et par vaux, mû par la seule pensée de retrouver Alma.
Un jour, alors que le Soleil était encore haut dans le ciel, une rumeur parcouru la colonne.Ayant contourné une montagne, Kim vit enfin dans le lointain les tours du Monastère. Elle se détachaient comme un bastion de civilisation dans le monde sauvage des montagnes et représentaient, pour les exilés, un havre de paix et de reconstruction.
Le Soleil brillait toujours lorsque Kim et ses compagnons s’approchèrent des murs. Des camps de fortune étaient déjà dressés dans les environs. Ils n’étaient pas les premiers à être arrivés. Des hommes au crâne rasé et vêtus étrangement circulaient entre les arrivants. Ils distribuaient des couvertures et quelques mots de réconfort.
Kim s’arrêta devant la porte du Monastère et regarda autour de lui. Était-ce tout ? Tout ce qui restait de la fière cité de Balamoun ? Il y avait quelques dizaines de tentes qui s’accumulaient autour des murs. Quelques animaux attendaient qu’on les décharge. Des enfants regardaient autour d’eux avec des yeux terrifiés. Pas un rire, pas un chant ne s’élevaient.
Et quel abri était-ils venus chercher ? Le Monastère lui-même était très endommagé. Certains murs menaçaient de s’effondrer. Les traces de terribles combats étaient encore visibles.
La boule au ventre, Kim fit le tour des tentes. Parmi les familles de miséreux, pas une seule n’était celle de Medhi ben Yakoub. Le jeune homme sentit le désespoir l’envahir. Il laissa ses compagnons trouver un lieu pour s’installer et monta à l’aveugle dans le massif rocailleux qui surplombait le Monastère. Au bout d’une longue marche, il s’arrêta et ramassa une branche sur le sol. Évacuant son désespoir et la somme des émotions accumulées, il frappa un rocher en hurlant. Lorsque la branche se rompit enfin après de multiples coups, ses yeux furent attirés par un mouvement non loin de lui. Il tourna la tête et vit un homme au crâne rasé, vêtu d’une bure. Il paraissait sans âge mais ses yeux brillants restaient vifs.
Le jeune homme, toujours emporté par sa rage, fut moins poli qu’il ne l’aurait voulu.

« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ? Allez vous en ! »

Le moine resta impassible. Attendant que Kim eut fini de hurler, il esquissa presque un sourire où se mêlait compassion et compréhension.

« Je suis Frère Guérand. Je suis moine. Et, jusqu’à ce que tu viennes déranger la quiétude de ce lieu, j’étais assis là à méditer. N’est-il pas curieux que tu me demandes de m’en aller alors que nous sommes sur les terres du Monastère ? »

La voix du moine était douce. Elle révélait un tempérament calme mais aussi une certaine inflexibilité. Kim se senti piteux devant la figure morale représentée par le moine.

« Je suis désolé, je me suis emporté… Je viens de Balamoun, vous comprenez…
-Je comprends. Mais tu n’as pas fait ce long chemin pour venir te perdre dans les montagnes. Viens, suis-moi, nous allons redescendre au Monastère. »

Kim suivit le moine, transporté par l’aura qui se dégageait du vieil homme. De retour, au pied des murs, le moine interrogea le jeune homme.

« Que comptes-tu faire maintenant ?
- Je ne sais pas… J’espérais retrouver quelqu’un ici mais…
-Le Monastère est un lieu très particulier. Il peut être un refuge pour ceux qui en ont besoin. Mais aussi un lieu de renaissance.
-Je ne vois pas vraiment ce qu’il peut m’apporter, répondit Kim. Je ne crois pas être un mystqiue comme vous.
Le moine sourit.
-Nul besoin d’être mystique. Tu verras, ce lieu peut te façonner.
Tu sais que nous avons bien besoin d’ouvriers ici ? Nous les nourrissons, et le travail est bien payé. Peut être sera-tu intéressé…
-Oui, peut être… Enfin… J’en parlerai aux autres…
-Repose-toi. Ta longue marche est terminée. »

Le moine franchit la porte du Monastère et laissa Kim perdu dans ses pensées.

Dans les jours qui suivirent, le vieux Youssouf mourut d’épuisement. Les moines l’accompagnèrent jusqu’à la fin et il s’en alla avec le premier sourire qui éclaira son visage depuis bien longtemps.
Tous les anciens ouvriers de l’oasis qui avaient rejoint le Monastère furent employés à réparer le lieu sacré. Ces hommes qui savaient faire grandir les plantes apprirent le travail de la pierre. Le râteau fut troqué contre la pelle et la serpe contre le burin. Les moines étaient une source intarissable de connaissances. Il enseignèrent à leurs nouveaux ouvriers comment redonner au saint lieu sa splendeur passée. Pendant de longs mois, les montagnes renvoyèrent les échos du travail des citoyens du désert.
Kim passait parfois de longues heures en compagnie du frère Guérand. Celui-ci lui enseigna la philosophie des moines, leur vision du monde. Il lui permit d’accepter ce qui était arrivé à Balamoun et de se fortifier des épreuves que le jeune homme avait rencontrées.
Parfois, des voyageurs apportaient des nouvelles de la Cité des sables. Le pharaon avait survécu et voulait réunir une armée. On disait même que l’Alliance du Sud enverrait des troupes. Un jour que Kim revenait de la carrière de pierre qui servait au travaux, il apprit que l’ost du Sud était passé au Monastère. Un affrontement avait même eu lieu contre un groupe de Prédateurs. Frère Guérand avait convaincu le jeune homme de ne pas chercher à se joindre à l’armée :

« Laisse les choses de la guerre à ceux qui les connaissent, avait dit le vieux moine. Accomplis bien ton travail plutôt que de rêver à des exploits que les dieux ne te demandent pas. »

Enfin, deux nouvelles réjouirent le cœur des exilés. Les travaux du Monastère touchèrent à leur fin au moment même où l’on apprit le succès du Pharaon dans la reconquête de Balamoun. Un terrible nécromancien avait été tué et les âmes des habitants avaient pu trouver la paix.
Le jour où la nouvelle arriva, le Père Frollo, supérieur du Monastère, réunit les exilés. Il leur parla comme le père qu’il était devenu pour eux.

« Mes chers fils, il semble que votre cité ait retrouvé la lumière. Les travaux du Monastère se terminant, vous allez pouvoir retrouver votre vrai foyer. Il faudra reconstruire sans doute. Ce sera dur. Mais la renaissance de votre cité est pour vous l’occasion d’une renaissance intérieure. Voyez comme passent les choses de ce monde. Vous trouverez la vraie paix lorsque vous saurez vous en détacher pour des biens plus haut. Puisse les dieux vous accompagner et puisse Furrinus accorder encore de longues et heureuses années à Balamoun et à toute la terre d’Odyssée. »

Les adieux furent remplis d’émotion. Même les plus grands gaillards ne pouvaient quitter sans un pincement au coeur le lieu qui les avait accueillis lorsqu’ils n’avaient plus rien. Kim dit au revoir à Frère Guérand dans la cour du Monastère. Le vieil homme était ému lui aussi.

Voilà que de longs mois après la chute de Balamoun, les ouvriers reprenaient enfin le chemin de leur cité. Équipés de simples baluchons fournis par les moines, ils marchèrent d’un bon pas jusqu’aux frontières du désert. Le vent mêlé de sable fouetta leurs visages, les accueillant à sa rude manière. Bientôt, les murs de la ville furent en vue. Ils étaient enfin chez eux.


Plusieurs heures plus tard, Kimvanar marchait entre les gravats qui envahissaient les rues. La ville avait beaucoup souffert mais les rues se remplissait doucement, au rythme des retours des exilés. Le jeune homme n’était pas encore passé par sa maison. Pas encore prêt à faire face aux fantômes de son passé, il préféra errer dans les ruines du souk.
Au loin, il aperçu un attroupement. Un groupe de personnes déblayait une rue des décombres d’un porche effondré. Derrière eux, Kim aperçut de dos un homme aux vêtements de bonne facture. Il tenait la longe d’un âne, chargé comme pour un long voyage. A côté de lui marchait une jeune fille aux longs cheveux noirs.
Kim enjamba les gravats et se mit à courir.
Evènement
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Re: Odysséales - Nouvelles et récits

Message par Evènement »

3 -La Geste des Vivants

Note : Le texte qui va suivre relate une bataille sous différents points de vue. Pour ce faire, j’ai décidé de choisir des archétypes de personnage d’ODC en piochant dans les différents protagonistes présents lors de cette bataille.

Aussi, il est important de spécifier que les archétypes dont on suit le point de vue ne sont en rien des témoignages de PJs, mais bien la façon dont JE les ai perçus au fil de mes échanges. Ils reflètent donc mes propos et mes idées, non les propos et les idées des joueurs derrière les personnages dont il sera question. Si j’ai tâché de coller le plus possible à leur personnalité, les avis et analyse des différents protagonistes sur la bataille qui va suivre sont issus de mon esprit et de mon style d’écriture, j’en prends donc l’entière responsabilité et vous invite à le lire comme tel. En outre, ces points de vue répondent aussi à une nécessité en termes d’écriture, afin d’apporter des visions variées sur l’ensemble de l’évènement et, ainsi, offrir un panel plus coloré et un avis « objectif » sur le déroulement des choses.

Bonne lecture


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La Pirate : Mon putain d’doigt me lance. Cet enfoiré d’zombard me l’a gnaqué en deux-deux … J’leur avais pourtant dit, aux gars, d’pas s’approcher et voilà que j’me laisse me faire rattraper par les connards de crevés sur pattes. Et v’là t’y pas qu’y en a un qui m’choppe, m’allonge et tente de me becqueter ! Merde, quelle idée j’ai eu d’y foutre la main pour le repousser aussi… Dans la gueule, hop, hachée menu ! J’y tenais, à c’te phalange… Mon doigt était d’jà petit, maint’nant j’ai même plus d’ongle… Ça va m’faire bizarre, ça, tiens. Au moins, j’y ai pas perdu l’doigt entier ni la main. Manquerait plus qu’ça.
Quand j’me relève, c’est d’jà le foutoir. Ça hurle de partout, ça réclame des soins d’tous les côtés, ça chouine en veux-tu, en voilà ! La première ligne est dans la merde, ça gîte sur tribord, l’écuyer va clamser et c’pas mieux du chef des guerriers. On va s’retrouver sans fer et là, on s’fera avaler tous crus. Mes gars s’pissent sûrement dessus et c’est tant mieux. Ils ont pas encore subit une tempête en pleine mer, un schnee qui t’écrase la face à coup d’pelles et essais d’te choper pour t’enfoncer dans les abysses. Ça, ça fait chier du froc. Enfin, j’pensais. Parce que c’que j’ai vu là, aujourd’hui, c’est pire que tout. C’est des marées humaines qui dégueulent leurs dents et leurs tripes tout en marchant vers nous. Des zombards, des crevés, qui viennent dans l’but de nous bouffer l’cul et la bite jusqu’à la moelle. J’arme mon arba, j’ai pas l’choix, et j’cherche une ligne de mire. Dil’inthar a grimpé sur des toits, bon sang, il est pas trop con. C’pas trop con, un elfe. J’grimpe à mon tour et j’me pose sur un toit pas loin, pis j’commence à viser. De là haut, j’vois l’étendue des dégâts. Si les mecs de d’vant flanchent, j’reverrais pas une plage avant quelque temps… J’les ai d’jà vue, les plages du Royaume des Crevés. Bah elles sont nazes.
« Bon, on les bute fissa !» que j’leur crie, des fois que ça leur ferait tenir leurs miches. Je regarde partout, partout que j’vous dis, j’aperçois enfin un connard de nécro. J’le canarde, il se transforme en porc épique, j’espère qu’il va pas m’renvoyer la même chose dans la gueule.
Au-d’ssus de ma gueule, j’entends des croassements. J’lève la tête et j’vois une nuée d’corbacs, comme j’en ai foutrement jamais vue d’ma vie. C’est pire que tout à l’heure, quand on est sortis d’la taverne et qu’on a zigouillé un bataillon entier d’crevés et un nécromancien. Ici, c’est un nuage, un nuage qui croasse et qui s’lance sur nos têtes à coup d’becs. Salopiauds, j’vais vous apprendre, tiens !

Le Soldat : Le combat fait rage, je ne saurais dire depuis combien de temps. Je suis au milieu du charnier. J’entends les cris, partout. Ceux des alliés et ceux, dérangés et dérangeants, des ennemis. Je tranche l’air à coup d’épée, j’y fais peser tout mon poids, je me fatigue et m’éclabousse. Combien de temps, encore ? Pas loin, Finn et Auroch peinent, mais ce n’est rien à côté d’autres membres de la première ligne. Ils n’ont jamais connu de combat non plus, pire, ils ne s’y sont jamais préparés. Heureusement, les deux Kaïnites enfoncent les rangs des morts. Ils sont en pleine difficulté, mais ils ne lâchent pas, ils invoquent toutes leurs capacités martiales pour massacrer les zombies. Derrière, en pilier, Thorsien gère l’affaire. On va s’en sortir, j’en suis persuadé.

L'Illusionniste : Ils nous ont demandé notre expertise, nos talents, notre magie. Mais niet, ils ne pensent à rien, ils vont dans tous les sens. Des fourmis désorganisées, voilà ce qu’est notre armée. On aurait pu servir, vraiment, on aurait pu jouer de tout ce que nous a appris Kronberg. Sauf que c’est trop tard. L’armée fonce dans le tas, sans préparation stratégique. Et nous, nous sommes relayés au rang de soigneurs. Il en faut, c’est certain. Mais le champ des possibles était tellement plus grand que… ça.
Je combats aux côtés de mes compagnons de toujours. À nous trois, nous formons un sacré trio. Je me tourne vers eux, pour voir s’ils ne sont pas en difficulté. Avec horreur, je réalise qu’Iskander est rivé sur le nécromant et que son énergie vitale est… absorbée, happée, par le mage noir qui lui pompe tout. De même, celui qui gère l’assaut de la première ligne est en fâcheuse posture. Sous les assauts de magie noire, sa vie s'enfuit en lambeaux brillants, aspirés goulûment par le nécromant… Tenez bon !!!
Malgré le brouhaha des conflits, je prends le temps de réfléchir. Si le nécromancien use la magie, alors il est aussi mal en point que nous. Elle se tarit depuis des mois, si on le force à puiser dans ses ressources, nous pourrons l’épuiser. Et le tuer, j’espère. Je me tourne vers le nécromancien que la rouquine a pris en ligne de mire et je lève la main. L’énergie tourne à l’intérieur de mes tripes et s’expulse par ma main en un flash violet qui éclaire l’espace et fuse vers le sorcier. J’en sue… Avec un peu de chance, je le paralyserais assez longtemps.

Le Kaïnite : Alors, les pleureuses, on est pas prêt à voir des copains crever, la gueule ouverte ? C’est ça, la guerre, combattez ou faites de l’espace pour ceux qui savent y faire. Je nettoie les zombies, mètres après mètres, ils sont increvables, les corps s’entassent, mais j’en vois pas le bout. C’est un putain de raz-de-marée. Y a une silhouette qui zigzague à quatre pattes entre les zombies, c’est quoi encore ?! Je la vois du coin de l’œil, elle bouffe des bouts de chair à la volée, glisse entre les pattes des bestiaux et sautille jusqu’aux premières lignes. Une goule, c’est une putain de goule.
Elle se jette sur Thorsien. C’est un vrai, ce gars, il assure. Il la renvoie dans les filets à coup de lattes. Si seulement on avait eu une armée de gladiateurs, on aurait déjà gagné. La bestiole couine et tente de se barrer, mais il en a pas fini avec elle. Vas-y, Thors’, dégomme-la, amuse-toi. On est là pour ça, aujourd’hui. On est là pour découper de la bestiole et crever en héros.
On s’est rué dans la gueule du loup sur un coup de tête, alors que l’armée entière n’était pas prête. Tout ça parce que Steiner a foncé dans le tas et que les têtes se sont emmêlé les pinceaux en ordre de bataille… Finn est encore debout, ça me donne une bonne excuse pour lui dire ce que je pense.
« Relève, crétin. T'es tout aussi fautif que le brumois. Dans une guerre, on garde son sang-froid. Des pertes, il y en aura. Et à vouloir éviter la mort du chevalier, tu vas perdre d'autres hommes, bien plus efficace que cette descente d'organes ».
Puis je me tourne vers l’assistance et je beugle.
« Et c'est qui la baltringue qui beugle à tout va pour nous demander de nous dépêcher? Vous voulez un cor pour rameuter encore plus de monde ?»
C’est à ce moment-là qu’un enfoiré de zombie rampant me mort la cheville. Je lui éclate la cervelle et je repousse les autres qui étaient arrivés prêts de moi. Bien trop prêts.

La Mage du Désert : Je ne comprends pas les illusionnistes. Pff, essayer d'épuiser des cadavres qui ne ressentent pas la fatigue, on n’a pas trouvé plus débile comme plan d'attaque... Ça m'agace de voir des ressources magiques gaspillées, alors qu’on a le plus grand mal à maintenir la première ligne en état de se battre. Certains tentent encore de soigner le capitaine assaillit.
« Le rôdeur me semble déjà aller mieux ! Faites gaffe au soldat là-bas ! »
Je désigne un homme du Fort, l’épée au clair, qui tente de déblayer les non-vivants qui l’assaillent. Il est en difficulté, il faut que quelqu’un l’aide. Je vois deux des nôtres se faire déchiqueter vivant, mon cœur se tord. Ces deux-là, j’ai essayé de les soigner tout à l’heure.., mais je suis épuisée… Les illusionnistes tentent de paralyser squelette et nécromanciens, ils empêchent les guerriers de se ruer sur eux. Ça m’énerve. Je suis hors de moi, aux abois, j’en peux plus, je vais exploser ! J’explose.
« EH VOUS LA, PLUTÔT QUE DE FAIRE DES TOURS DE PASSE-PASSE SUR DES SQUELETTES QUE LES KAÏNITES VONT BUTER DE TOUTE FAÇON, VOUS POURRIEZ PAS SOIGNER NOS GUERRIERS ??! BORDEL, ELLE SERT A RIEN VOTRE MAGIE DE L'ILLUSION ! Pas vrai ça, j'ai l'impression qu'on est que trois à soigner dans cette foutue troupe de mages à la mords-moi-l'nœud !! ».
Fallait le dire, non ?

L'Homme-Loup : Sang. Chaire. Crocs, longs comme tigres, plus long même. Morts veulent pas mourir, morts doivent mourir. Imberbes se battent bien. Pas mort avance. Grand, plein d’os. Que des os. Crocs sortis. Griffes aussi. Je grogne.

Le Prêtre de Vénéra : Autour de moi, il n’y a que les cris. Notre victoire, au port, n’est plus qu’amertume. Le chaos reprend ses droits, nous sommes désorganisés et nos chefs tombent les premiers. Je tourne autour de moi, espérant voir un signe, quelque chose, qui annoncerait une victoire future. La moitié de notre armée n’a jamais combattu de vivants et je vois, sur leurs visages, la peur blanche qui les assaille et les tord en tous sens. Seul le désespoir recouvre les gémissements des zombies et des vivants, qui tombent comme des mouches.
« Reformez-moi cette putain de ligne !
_ Que quelqu’un fasse quelque chose !
_ Quelqu’un à l’huile ?
_ Soignez-les !!! »
Ils perdent patience, ce qui n’est bon ni pour eux ni pour l’ensemble de notre armée. Même les mages sont en train de se crêper le chignon. Heureusement, Baïkal les ramène à terre et les canalise. Mais on est tous beaucoup trop différents, nos égos s’entrechoquent.
Je vais pour répondre lorsqu’une flèche se plante dans mon épaule. Un cri de douleur s’échappe, malgré moi, du vortex de ma voix. Je pose ma main sur mon épaule, la retire. J’ai l’impression de m’être déchiré toute l’épaule, qu’elle est en miette. Du sang ruisselle. J’avais pas saigné depuis longtemps… Ça va être fun. J’interpelle Zelph, en troisième ligne.
« Vois ça, Zelph !! Sont presque meilleurs que toi au tir !! On dirait que ces puants ont du goût ! »
Debout en seconde ligne, je pointe mon glaive en direction du groupe de squelettes qui vient de me prendre pour cible.
« Hey !!! Bande de couillons sans cervelle !! Venez cliqueter par là plutôt !! Le Sergent pourra peut-être vous apprendre à viser mieux que ça !! »
Je n’ai pas la langue dans ma poche. Je ne sais pas ce qui me prend. L’adrénaline, sûrement.

Le Soldat : Je sais plus ce qu’il se passe autour de moi. En fait, je ne sais même pas si je suis encore dans l’armée ou isolé, quelque part, dans la nuée. L’armée, il en reste quoi, d’ailleurs ? Est-ce que c’est moi, qui ai avancé, ou les autres qui ont reculé ?
Je suis de plus en plus compressé par les morts, j’y arriverais jamais. J’ai le souffle court, je suis blessé. Je pare l’attaque d’un squelette et le repousse violemment lorsque je sens une main qui se crispe sur mes épaules, une autre sur mon crâne. J’ai pas le temps de me retourner qu’une douleur lancinante perfore ma gorge, tandis que deux rangées de dents s’enfoncent à l’intérieur, creusant un sillon dans ma chaire pour mieux l’avaler. Non !!
J’essaie de repousser le zombie qui m’a mordu, je ne me défends plus devant. Les amas de morts se poussent pour se ruer sur moi, je sens leurs griffes qui déchirent mes vêtements et ma peau. Je me secoue dans tous les sens, je veux survivre ! Je veux vivre ! Laissez-moi vivre !!!
Une nouvelle douleur horrible me prend les entrailles tandis qu’une chaleur, jusqu’ici inconnue, ruisselle sur mes jambes. Je baisse les yeux, tous mes organes croulent vers le sol, sont arrachés et dévorés. On me secoue dans tous les sens, je fais tomber mon épée. Je veux vivre. Je veux vivre. Au-dessus, les corbeaux volent en cercle. Je vois plus le soleil. Je veux vivre.

La Pirate : C’est une putain d’marée humaine qu’avale nos gars. En première ligne, y a un soldat qui vient d’crever, le bide à l’air. Dégueulasse. Les mages essaient d’sauver ceux qui sont déjà dans les vapes, c’est des abrutis. Je recharge mon arbalète et j’entends une mage qui encourage les autres à soigner l’capitaine. Finn vie sur le fil, évanouie, il aurait déjà dû crever six fois. Et nos meilleurs gars, à côté, peinent.
« Laissez-le crever, bordel !!! Il est cuit, c'qu'une loque qu'aura même pas la force de bouger l'bras une fois réveillé ! Il est DÉJÀ mort !!! »
Comme pour faire comprendre aux abrutis, je pointe du doigt Kefka et Chaz.
« Y a pas trente-six abrutis qu'arrivent à déblayer ces enculés d'crevés, alors soignez l'Astiqué d'la Hache et son copain lézard ! Si vous dépensez votre énergie dans des cadavres en sursis, ON EST MORTS ! »
Si ça leur plait pas, c’est pareil. Ils ferment leur gueule et ils écoutent les ordres, c’pas compliqué. Ça gueule soudain pour du feu. Ils veulent foutre le feu à c’te foutue armée de zombies. Pas con, mais j’suis sceptique. Si les crevés flambent, on flambera aussi… Et la cité avec.

Le Prêtre de Vénéra : Peu à peu, la nouvelle se répand parmi l’armée. On a des fioles d’huile, mais rien pour les allumer. Les requêtes fusent, ça crie dans tous les sens. On est dans une cuvette, aux mains avec une armée de morts et on cherche un briquet. J’en rigolerais presque. Mages, guerriers, archers, tout le monde fait passer le message. Mais personne n’a ce qu’il faut. Personne, sauf un.
Car soudain, contre toute attente, j’aperçois une main se dresser au milieu des cadavres. C’est Steiner, l’écuyer. Je le croyais mort. Il balance un briquet en direction des nôtres. Ce sera sa dernière action.
Un gars que je ne connais pas récupère le précieux, il a la fiole dans les mains… Qu’est-ce qu’il attend ?! Je me tourne vers la première ligne, il faut qu’elle tienne… C’est à cet instant que je vois Finn partir en lambeaux, son chapeau de paille avec. Si les Kaïnites et le gladiateur tombent, les autres guerriers ne tiendront pas et ce sera la débandade.
Par chance, nos archers ne sont pas en reste. Ils sont calmes, méthodiques. À l’arrière, ils n’ont pas cette peur atroce qui les étreint et cette voix d’outre-tombe qui leur susurre leur mort prochaine. Pas encore. Aussi, ils s’évertuent avec calme à descendre oiseaux et nécromanciens. De nouvelles flèches fusent en sifflant et se plantent dans l’un des nécromants, qui s’effondre sous les coups. Pour la première fois, l’espoir renaît en moi.

Le Kaïnite : Bon, ils l’allument leur fichu machin ? J’ai le dos en compote, les morts nous labourent les cuisses. Je peine et j’entends Chaz peiner aussi. Ça arrive pas souvent, ça pue la merde. Je fais un demi-tour et balaie d’un revers de masse les rangs ennemis, je décapite des zombies à la volée, par poignée. Mais ça suffit pas… Pas loin, l’immense squelette avance. Lui il est calme, mais faut dire qu’il a plus rien dans le ciboulot. Il s’acharne sur le gros chien, qui va pas tarder à y rester aussi. Le loup a un sursaut de courage, ou de chez pas quoi d’animal, ses oreilles se plaquent vers l’arrière, une salive ensanglantée s’échappe de sa gueule et ses canines ressortent dans un grognement sourd. J’ai l’habitude des Ts’Raal, mais ces trucs-là, c’est différent. Ça sent le musc. L’homme-loup plante ses griffes dans les côtes du squelette et les chopes à pleines pattes pour les briser en deux. Pas mal, le clébard. Le squelette l’achève juste après. Pas mal, mais pas suffisant.

La Pirate : Bon, les gars, soyons honnêtes deux s’condes. On a foutu un réveilleur de morts d’mes miches à terre, mais l’aut’ est en pleine forme. En bas, ça bastonne encore, et surtout ça crève. Ça crève par poignées. Personne arrive à allumer d’feu, personne arrive à contenir les bestiaux qui nous font face. On va crever, point barre. Sauf que moi, j’veux revoir la mer, pas crever au milieu du sable. Ici, y a même pas une flaque de merde dans laquelle s’affaler. Faut qu’on sonne la r’traite, c’est tout !
J’en fais part au cap’taine, qui r’fuse en bloc. Évidemment, les elfes, ça à d’l’égo, ça vie en grande pompe avec les ch’veux qui brillent. La r’traite, ils connaissent pas. Sauf que la r’traite, on va la vivre en bordélique dans pas longtemps, c’moi qui vous l’dit. Même les mages commencent à être salement amochés. Le templier est en sang, il va clamser, pareil pour l’illusionniste qui se fait pomper la boule par l’autre enfoiré. Dommage pour le prêtre, il était mignon. J’lui aurais bien fait sa fête, tiens.

Le Prêtre de Vénéra : La première ligne tombe comme des mouches, un gladiateur vient de se faire tuer sous mes yeux. Sur moi, un jet de sang éclabousse mon visage. Je ne réfléchis plus, je me laisse tomber à genou.

Le Kaïnite : Ça remue sévère en première ligne, on a la moitié de nos hommes qui sont tombés. Bon, quand je dis « hommes », c’est la moitié de notre piétaille, ceux qui étaient voués au casse-pipe. N’empêche, on reste désormais la seule défense entre la mort et l’armée libre du Pharaon. Ça va chier sévère. Même les mages commencent à tomber, les squelettes armés d’arc leur trouent la peau ! Soudain, une aura de lumière m’éblouit. Je plisse les yeux, je me demande quelle connerie va encore nous tomber dessus lorsque j’aperçois Thorsien, qu’avait rien demandé, se faire bénir d’un rayon de lumière salvateur. C’est quoi, ce merdier ? Je tourne la tête ; Malénor est en train de prier Vénéra. Pas con. Pas suffisant non plus, à mon avis, mais pourquoi pas.

La Mage du Désert : Le Pharaon apostrophe l’armée, donne ses ordres. Soigner les Kaïnites, tuer les nécromanciens. Avec tout le respect que j’ai pour mes dirigeants, cela n’aide en rien, on était déjà sur le coup... Pire, les tensions explosent. Eithleen, qui vient de retrouver la tête de son écuyer, se met à hurler et déverse sa rage sur le trio royal. Le Kaïnite se met à hurler des paroles incompréhensibles et abat une masse translucide devant lui. Mais ça sert à rien. Rien.
Devant, nos meilleurs soldats sont décharnés, en sang. Les kaïnites et les gladiateurs sont à peine debout, ils vocifèrent en tailladant tout ce qui bouge, mais on le leur envoie au centuple. Thorsien est déchaîné, il laboure les ennemis, les décapite en hurlant, appelle les zombies à se ruer sur lui pour mieux les trancher en deux. Il est devenu fou, je crois. Les soldats ? Morts, il ne reste plus que les archers. Heureusement, ces derniers tentent de donner de l’air aux kaïnites. Les morts-vivants tombent, des flèches plein la tête. Et j’aperçois certains, sur les toits, s’acharner sur le nécromancien encore debout…

La Pirate : Soudain, le nécromancien s’tourne vers moi. Ah p’tain d’merde ça sent pas bon ! J’ai pas l’temps de reculer qu’il pointe sa main dans ma direction et je sens mon énergie se faire sucer jusqu’à la moelle, je fatigue, j’ai mal, trop mal, putain d’bordel de merde, cet enfoiré est en train me pomper ! J’perd ma gniaque et lui en gagne d’autant plus. Mais quelle belle p’tite pute ! Et il ricane, l’enfoiré… Il ricane, bordel. On est censé gagner contre ça ?!
J’suis vénère, je recharge mon arbalète et je tire tout c’que je peux sur le connard en face. Mais ça suffit pas et y a du monde qui passe devant, qui m’empêche de viser. C’est pareil pour d’autres. Merde, merde et MERDE ! Les copains ont quasiment liquidé tous les piafs. C’est une pluie d’plumes qui tombe sur l’champ de bataille. Avec un peu d’chance, on verra bientôt l’soleil.
Une douleur pas possible me tire de mon observation. C’est encore l’enfoiré qui me suce. J’en peux plus, j’vais crever. J’le sens.
« Chienne de mortelle ! Tu vas mourir ! Vous allez tous mourir !!! » qu’il gueule. Tiens, ça cause un taré pareil ? Il s’adresse à son maître, prie pour lui, sauf que son chef est pas là. À moins que… ? Je regarde partout autour, scrute les murailles, mais j’y vois que dalle. J’saigne pas, mais j’ai l’impression d’m’être vidée. Comme quand j’suis morte… avant. L’impression d’être condamnée à mourir comme une merde, malade comme une chienne. Pas aujourd’hui. Pas c’te fois, c’est mort.
« J’vais… J’vais t’fumer, espèce d’enfoiré… »
Je tâtonne dans les plis de mon caban et j’trouve ce que je cherchais. Mon whisky. Il est plein.
« J'crèverais pas la bouche sèche... »
Sans même me soucier de c’que les autres pensent, j’ouvre le bouchon et le balance en contrebas, parmi les morts. Et j’bois. Je siphonne toute la bouteille, j’avale l’alcool à grands goulots, ça m’réchauffe jusqu’au bide. La bouteille ? J’la balance, elle est vide t’façon. Merde, ça tourne. Ah ah ah ! Quelle journée, sans déc’.

Le Prêtre de Vénéra : « Thorsien ! Vénéra est derrière toi !!! Taille-les en pièces !!!! ». Je suis assis, je n’arrive plus à me lever. Trois de nos soldats viennent de se faire dévorer sous mes yeux. De la bouillie, voilà ce qu’il reste d’eux. Même le centaure a disparu. On discerne des dents, des yeux, des touffes de poils et de cheveux, mais c’est à peine si leurs vêtements disloqués et les armes qui gisent au sol permettent de reconnaître ceux qui furent, récemment encore, nos alliés. Nos amis.
Soudain, j’entends Cat’ qui baragouine un truc. Je lève les yeux vers son perchoir et je la vois qui se met à picoler. Si elle se met à boire, c’est qu’elle pense en finir aujourd’hui. Visiblement, les marins sont fidèles à leur réputation. Mais moi, ça m’énerve. On y est presque, il reste qu’un mage noir debout. On peut tenir, on doit tenir ! Moi, je suis vidé. Mais les autres ? J’en perds mon sang froid.
« Vous n’allez pas me dire que plus personne ne peut soigner les guerriers ?!? Laissez pas Cat' tomber ! Elle en écraserait un de vous en tombant du toit !! »
J’esquisse un sourire avant de crisper ma main sur mon épaule, qui me lance encore. Petit à petit, pourtant, j’oublie la douleur. J’interroge les individus qui se tiennent derrière moi.
« Mais y a personne pour reprendre le relais de la première ligne ?! Personne d’autre ne peut s'engager pour soutenir Kefka et Thorsien ?? Par Vénéra, faites-les tous brûler... »
Mais personne ne les fait brûler. Personne n’y arrive, et personne ne souhaite se ruer vers la mort. Je les comprends, en un sens. Mais on est si proche de la fin… Tellement proche… Je vois la mage, la femme de Steiner. Elle est prostrée contre la paroi d’une des chaumières, toujours en état de choc. Ce sont les jurons de Cat’ qui la sortent de sa torpeur. Heureusement, sinon j’allais la réveiller à grandes baffes. L’élémentaliste souillée de sang projette un souffle iodé vers Cat’, qui semble reprendre des forces d’ici. Une autre mage se joint à elle. Cat’ reprend des couleurs. Bien, fume-le-nous, maintenant !

La Pirate : P’tain d’merde, j’arrive plus à encocher mon carreau. Et qu’ça r’tombe, et qu’ça glisse au bord du toit, et que j’perd l’équilibre et atterrit sur le cul. J’commence à voir double, c’pas bon, mais c’est plaisant. Soudain, j’sens mon énergie augmenter, ça percute dans mon ciboulot, j’regarde en bas et j’vois des lascars qui m’balancent leur magie à la tronche. Ça marche pas mal ! J’ai chaud, j’suis bien, l’euphorie m’monte à la tronche lorsque j’aperçois Théodoras qui vise le nécromancien d’mes miches. Il prend son temps. Il attend quoi ?! J’me dirige vers lui et j’lui dégueule mon haleine de pilier d’taverne au visage pendant que j’le secoue comme un prunier.
« T'es un homme, Théo, arrête de réfléchir et tire ton coup bordel ! Envoie tes giclées dans la face de ce gros porc !!! »
Délaissant l’forestier, je m’agrippe au bord du toit et m’penche vers le bas. Oh bordel ! Pas trop, Cat’, pas trop… J’interpelle les potes qui m’ont soigné, j’les remercie à ma façon.
« Pour tous ceux qui m'ont soigné, j'vous paierais une bière ! VOUS ENTENDEZ ?!?! J'VOUS OFFRE MA PUTAIN D'TOURNÉE !!! »
J’braille et postillonne mes gouttes d’alcool pendant que Dil’ gère la gestion des archers. Y donne ses ordres, mais j’les capte pas vraiment. Même pas sûre qu’il s’adresse à moi, d’ailleurs. Mais personne fout rien, ça parlotte et ça parlotte encore et bordel que ça m’soûle ! J’dégage ceux qui m’bouchent la vue et m’approche du bord du toit. Si personne veut l’flinguer, j’vais l’faire et basta !
En tâtonnant, j’arrive à encocher un carreau. J’vise. Merde, y sont combien les nécromants ? J’croyais qu’il en restait qu’un. J’cligne des yeux, j’ouvre grand les mirettes. Allez, à l’instinct, Cat’, réfléchis pas, ça t’as jamais réussi ! J’tire.

La Mage du Désert : J’en peux plus. Peu importe où je tourne la tête, je vois mon peuple zombifié dévorer mes nouveaux camarades. Je crois que j’arrive à saturation. Machinalement, je soigne le kaïnite autant que faire se peut. Je crois qu’il va mourir, lui aussi. J’ai envie de m’asseoir et de me laisser aller. Mourir à la guerre, c’est une fin qu’on annonce toujours comme héroïque. Les bardes oublient seulement de parler des corps décharnés et éventrés, de l’odeur collante et révulsante du sang et des boyaux chauds qui tapissent le sol, des cris et des pleurs de ceux qui meurent. Car oui, ceux qui meurent finissent toujours, quand ils ont encore un peu d’espoir, de crier, de se débattre, d’espérer, de supplier même. Puis l’inéluctable arrive…
J’entends siffler au-dessus de ma tête, venant des toits. Cat’ vient de tirer et, avec elle, plusieurs autres archers. C’est une nuée de traits qui filent jusqu’au mage ennemi et le percutent de plein fouet. J’en suis presque jalouse ; jalouse de ne pas pouvoir venger mon peuple moi-même. J’aurais rêvé brûler ce fumier… Il tombe au sol. Je crois qu’il est mort.

Le Kaïnite : Sans chef, la première ligne me revient. C’est le Pharaon qui l’a décrété, mais c’est un cadeau empoisonné ! Par Kaïn… Elle est morte, notre première ligne !!! Je réclame un soutien aux archers, pour qu’ils décanillent les morts autour du gladiateur, lorsque tout s’effondre.
Tous les morts, les squelettes, tout. Ils s’écrasent au sol, sans vie. On doit être quoi… Quatre, cinq peut-être, debout en première ligne ? On a du sang plein la gueule, on est rouge, totalement rouge. Mais on est debout. Merde, on est en vie quoi !!!

Le Prêtre de Vénéra : C’est pas possible… On a survécu ?! Je suis toujours à genoux, je pisse le sang, les cadavres qui m’entouraient ont failli m’engloutir en chutant. Mais je suis toujours entier.
« On a eu chaud du cul !! Bien joué, tout le monde ! », que je m’exclame, ahuri, en avisant le reste de l’armée. Je me remets sur mes pieds, tant bien que mal. Je les sens plus et j’ai mal aux côtes. En fait, j’ai mal partout… Mais, hé, je ne suis pas mort !
Évidemment, on n’en a pas fini. Nous n’avons toujours pas tué Kazim Baladhour, celui qui dirige cette congrégation d’emmerdeurs nécromantiques. Les archers quittent leurs perchoirs, les mages pansent les plaies et ceux qui en sont encore capables fouillent les décombres afin de récupérer toutes les armes possibles pour la prochaine bataille. Il va falloir être prêts.
Soudain, la silhouette titubante de Cat’ m’attrape le visage et m’embrasse. Elle pue l’alcool, mais ce n’est rien comparé aux odeurs de mort qui nous entoure. C’en est presque enivrant.
« On est vivants, mec ! T’es en vie, mon gars ! » qu’elle me dit après avoir décollé ses lèvres des miennes. Je suis en vie.

Le Kaïnite : Du pipi de chat, voilà ce que c’était. Des préliminaires et encore que, j’ai à peine bandé. On a combattu, allez, quoi, une demi-heure à tout péter ? Bon, d’accord, on a perdu une bonne partie de l’armée. Mais c’est la guerre, c’est comme ça. On va pas en chier une hallebarde !
Déjà, ceux qui ont servi à rien commencent à fouiller les lieux. Ça me porte sur le jonc. Je donne des ordres, direct, dans le doute où y aurait des pillards.
« On va être clair. Les armes pour les guerriers, surtout si ce sont des armes de guerre. Tout comme les protections suffisamment épaisses pour amortir des coups et solide pour péter les dents des monstres qui tenteraient de mordre. Les arcs, arbalètes, pour les archers. Si votre matos est de meilleure qualité, pas la peine de récupérer d'armes, laissez votre place. »

L'Illusionniste : Nous apportons les derniers soins à ceux qui en ont besoin. Tout le monde se rue sur ses amis encore en vie, se félicite d’avoir survécu, d’être là, toujours. Ils en oublient les morts, par dizaines, de notre armée. Ou préfèrent peut-être les oublier pour tenir. De toute manière, rien n’est encore terminé.
Subitement, j’aperçois mon ami fidèle, Valentök, rendre le contenu de son estomac (à peu près au même moment que Cat', mais pas pour la même raison...), plié en deux, appuyé sur son bâton. Le contrecoup de l'atrocité et de la mort d’Iskander. Il relève lentement la tête, usé, son regard parcourt les survivants, le champ de bataille et le pont détruit.
« Où va-t-on... »
Je ne suis pas certain qu’il évoque la simple direction dans laquelle l’armée se doit désormais d’avancer… Il traîne les pieds, sa cape est devenue plus marronnasse que bleu, il rejoint les restes de notre ami. Il se parle à lui-même, tout haut.
« Il pouvait pas mourir avant nous, pas lui... on a servi à quoi ? »
Les larmes me montent à la gorge, malgré moi. Je ne pense pas être prêt à faire mon deuil. La tête de Valentök erre un instant dans ma direction, puis ses genoux cèdent et je le vois tomber devant les restes de notre prestidigitateur d’ami, vidé.

Le Kaïnite : J’accroche une épée à ma ceinture, ainsi qu’une petite hache. Ce sera utile. Puis je me tourne vers ce qu’il reste de l’armée. Faut les booster ou on va dormir là.
« Profitez de cette accalmie tant que vous le pouvez, la guerre est loin d'être gagnée. Récupérez le maximum d'objets qui nous pourraient être utiles, tout en gardant en tête que nous ne pourrons tout récupérer. Après tout, ces biens serviront à la cité une fois qu'elle sera libre de toutes menaces. »

La Pirate : Il s’avance parmi les hommes, ou recule, j’sais pas trop à dire vrai. C’est bien Kefka qui cause, là, non ?
« J'ai conscience qu'il faudrait pleurer et honorer ceux qui sont tombés aujourd'hui, mais nous n'avons pas le temps. Notre prochaine action doit être décidée au plus vite, avant que ces satanés corbeaux ne sonnent l'alarme. Pharaon, nous attendons vos ordres ».
Ouais, Pharaon, donnez vos ordres pour qu’on aille encore au casse-pipe pendant qu’vous vous touchez à l’arrière. Boarf, ça m’intéresse moyen, j’ai même pas ma tronche à tous les étages. J’m’écarte de Malénor et observe c’que j’arrive à capter de nos gars. Ça s’morfond pas mal. Je vais essayer d’les bouger un peu, à ma façon.
« Félicitez-vous d'être en vie, c'pas finit toute cette merde. »
Hmm, mouais. J’ai pas l’tact de l’astiqué d’la hache. J’aperçois Eithleen dans un coin. Elle est cool, Eithleen. M’a soigné d’t’à l’heure, ça j’oublie pas. Je m’fous à côté d’elle et lui tapote l’épaule, j’ai le r’montant qu’il faut.
« Hé, Eithleen… T’veux une bière ? »

La Mage du Désert : Frustrée. Je suis frustrée d’avoir été reléguée au rang de soigneuse. Qu’est-ce que j’en avais envie, tout à l’heure, de libérer les flammes sur ces créatures ! Et pourtant, partout où je pose le regard, je n’ai pas vu un seul ennemi. Maintenant que la menace est anéantie, je ne vois que des amis, des amants, des voisins. Je vois toutes celles et ceux qui faisaient la vie, le fiel, de mon foyer, qui disparaissent en fumée. Je n’ai plus de maison. L’odeur est insupportable, je crois que je vais vomir.
Un Ts’Raal me parle, je ne l’entends pas vraiment.
Les éclats de joie, les vomissements et les congratulations, les critiques et les questionnements, les déplacements des combattants qui, tels des vautours, s'affairent à récupérer ce qui peut l'être du tas de charognes, toutes ces paroles et ces bruissements qui résonnent et tapissent l'air inerte après la tourmente de la bataille, glissent sur moi sans m'atteindre. Je crois que le sens même de cette nouvelle victoire éphémère m’échappe totalement.
Finalement, je finis par imiter certain et me laisse choir au sol, malgré la sagesse des paroles du Kaïnite. Oui, nous devons nous hâter, mais j’en ai ni la volonté ni la force, là, maintenant.
Une fois assise, les larmes me montent aux yeux. Je crois que je vais craquer. J’enfouis mon visage dans mes mains, m'isolant du monde, plongeant ce cauchemar dans l'obscurité tant que je le peux, m’octroyant un semblant d’intimité. Je sais très bien que je vais devoir à nouveau affronter ce chaos, à la lumière brûlante du soleil de Balamoun. Mais là, c’est non.

Le Prêtre de Vénéra : Rien n’est encore joué. J’ai du mal à me satisfaire de cette microvictoire, comme certains. D’autres accusent le coup, c’était un dépucelage en bonne et due forme. Une bataille sévère, plusieurs y ont laissé la vie. On a pourtant fait du bon boulot, malgré tout.
Les cadavres jonchent le sol, disparaissent peu à peu dans les limbes. Et nous, nous sommes encore debout. Debout et hagards.
Tandis que beaucoup attendent les ordres de Pharaon, c’est Baïkal qui prend les devants. Le nain nous a géré avec brio, nous les mages. Je l’écoute patiemment, je sais qu’il parle rarement pour ne rien dire. Il pointe les murailles qui ceignent la Cité Sacrée de son doigt boudiné.
« Il va falloir passer par là et débusquer ce Kazim. Espérons qu'il soit aussi sensible aux terribles carreaux de notre capitaine de navires que l'ont été ses sous-fifres. Si l'on doit s'attaquer à une formation du même type que celle que nous venons d'affronter, je pense que le plan n'a pas besoin d'évoluer. Il faut simplement que nous agissions de façon plus synchronisée. »
Kazim Baladhour, le chef de ces maudits nécromanciens. À ces paroles, j’ai l’impression que tout ce que nous avons accompli aujourd’hui n’est qu’une pierre d’un immense édifice.

Le Kaïnite : Le nain mage se tourne vers ma gueule.
« La première étape c’est de lancer le grappin de Cat’, là-haut, et d’envoyer quelqu’un jeter un coup d’œil. Ensuite soit on passe tous par la corde, mais ce ne sera pas forcément évident pour tout le monde, soit on peut ouvrir les portes de l’intérieur. Il faut être plusieurs pour activer les lourds mécanismes à l’intérieur. Tu te sens de lancer le grappin ? »
Bien sûr que je me sens de lancer le grappin, par Kaïn. Son plan me plaît, il a le mérite d’être rapide à effectuer et d’éviter nous faire rester sur place. Mais merde, escalader ça ? Ça va être coton. Je commence déjà à observer les murs, ses failles, là où on va devoir balancer ce foutu grappin, pendant que le nain cause à ses hommes.
« Il est toujours difficile d’être tiraillé entre soigner l’avant-garde ou soutenir des compagnons de longue haleine. Mais ce n’est qu’à ce prix que nous parviendrons à libérer la cité.
Je ne sais pas si je joue de malchance, mais j’ai la sensation que la magie est de plus en plus volatile. Plusieurs sorts que j’ai l’habitude de lancer sans les préparer ont échoué aux pires moments...
Malénor c'était un coup d'éclat de te tourner vers la prière. Mais tu sais bien qu'en aucune façon nous ne pouvons soigner un mage en priorité. Nous sommes la ligne la moins essentielle au combat. »

La Pirate : Quand Eithleen s’tourne vers moi, je sais pas trop déchiffrer sa tronche. J’ai l’impression qu’elle va s’effondrer ou m’frapper. Faut dire qu’avoir perdu son gars, c’est pas facile à digérer. Son visage se transforme en une mer plate et sans reliefs, pis elle me répond.
« Oui, je la veux bien ta bière. Buvons donc à ceux qui se sont sacrifiés, hein... »
J’sors ma binouze en bouteille et la file à la mage. Moi j’crois qu’il faut pas que je boive plus, j’ai d’jà dégobillé… Merde, le sol a jamais autant tremblé sous mes pattes, même en pleine houle. Bon, vaut mieux boire là qu’sur le navire. Faut pas croire. J’suis pas conne, non plus. Pas trop.

Le Prêtre de Vénéra : Là, c’en est trop. Je rejoins Baïkal en boitant, mais ma colère efface toute douleur.
« Comment ça, nous sommes la ligne la moins essentielle au combat !!! Il n’y a pas de ligne moins essentielle !! Les trois sont indispensables et indissociables. Tu te fous de nous, Chef ?? Sans soins tu crois qu’on aurait tenu combien de temps ??!! »
Je suis en train d’exploser. Ce que dit Baïkal est stupide, mais je crois surtout que je suis à bout. Donc il prend pour tout le reste.
« J’ai jamais, JAMAIS, demandé le moindre soin. Tu me prends pour qui ? Je n’ai nullement peur de la mort, Baïkal. Quant allez-vous commencer à penser stratégie militaire, par Vénéra ! »
Faut que je me calme. J’inspire un grand coup, des fois que ça m’aiderait.
« Je vous l’ai dit et expliqué, à toute notre ligne. C’est mathématique : une quinzaine de flèches en moins pour la première ligne. Tu vois, Baikal sur une quinzaine de lanceurs de sorts, combien auraient volontiers servi de cible de diversion ? A priori, j'ai eu ma réponse. Un seul. Ce que j ai demandé, c'est que quelqu’un d’autre encaisse à ma place. Qui aura pu prendre une flèche ou deux à la place de la première ligne ?? Ça nous a fait ça de moins à soigner ! »
Autour, les gens se taisent, j’ai l’impression de me donner en spectacle. Autant que je finisse, dans ce cas.
« C’est de la stratégie globale. C’est tout. T’es indemne, ça sert à quelque chose ?? J’aurais pu me planquer quelque part, mais... tu veux savoir en quoi consistait ma prière inespérée ? J'ai demandé une protection pour la première ligne et des soins pour Cat'. C’est là où j ai dépensé mes dernières forces. Si tu penses une seconde que nous sommes une ligne moins utile, je ne vois pas ce que tu fais à notre tête, Baïkal ! Fais au moins attention à ce que tu dis. »

La Pirate : Ça s’échauffe le cul, mon templier pète un boulon. Merde. J’me sens d’humeur à rentrer dans la danse. Remerde. Je m’étire bruyamment et j’apostrophe les connards qui râlent de voir une armée fouiller un champ de bataille.
« Bon sang d'merde, arrêtez un peu vos chars ! On pille pas, on ré-cu-père ! Vous voulez aller à l'assaut d'votre Pyramide avec vot' bite et vos matos abîmés, faites. Pas moi ! Y a des armures, des outils d'défense, des armes hors normes dans c'charnier et faudrait les laisser là ?! La bataille est pas finie, faut tout mettre de son côté ! »
Je jauge un instant la muraille et, surtout, la porte de la cité sacrée qui donne sur le vide total, en l’absence de son pont, et siffle devant le spectacle.
« Et bah... À moins qu't'ai une idée, Baïkal, faudra qu'on grimpe tous par l'grappin. Ta porte elle est plus vraiment rattachée à quoi qu'ce soit, mon canard ».
Laissant Malenor tempêter contre son capitaine, je tangue vers Dil'inthar et Kefka.

L'Illusionniste : J’aperçois la rouquine foncer comme une tortue en direction des chefs de la première et troisième ligne. Curieux d’entendre ce que les autres groupes de l’armée mettent au point, je tends l’oreille et entends les propos de l’écumeuse du grand large.
« Z'avez raison, faut pas traîner. Mais si on y va dans c't'état, on est cuits. C'vous les grands chefs, mais faut vraiment qu'on s'soigne et qu'on s'requinque à fond. Tous. Et avec c'te magie à la con, ça va prendre du temps, c'est certain ».
L’a pas tort, mais ça va être long… D’un œil discret, j’observe Pharaon et la royauté. Ils n’ont que peu parlé pour l’instant, ils laissent les membres de l’armée s’écharper. J’apprécie moyennement, mais nul doute que… ah, voilà Angus qui s’avance.
« Que ce soit clair, les biens des défunts iront à leurs proches qui auront le devoir de leur rendre une fois la guerre finie. Nous ramassons ce que nous pouvons et la répartition se fera en fonction des besoins, la priorité va aux guerriers. Ainsi Kefka, à vous de décider ce que prendront vos hommes, le reste des affaires ira aux mages et aux archers. Soyez fiers de vous tous, vous avez combattu avec honneur. »

Le Kaïnite : J’ai pas le temps de répondre au vieux Vizir que le Pharaon se rapproche. Ça se bouge enfin, ça me plaît.
« À présent, il nous faut pénétrer dans la Cité Sacrée, nous y serons à l'abri derrière les remparts. Le temps presse, car comme cela a été dit, nous ne sommes pas à l'abri d'une nouvelle attaque. Kefka, Dil'Inthar, mettez-vous d'accord sur lequel de vous deux lancera le grappin sur les remparts. Décidez et faites le savoir à la maîtresse d'équipage, elle vous fournira alors ledit grappin. »
Sa sœurette s’avance à son tour et complète.
« Dil'inthar, votre bataillon grimpera le premier. Une fois en haut, sécurisez la place et une fois cela fait, vous devrez couvrir la retraite des mages. Quant à vous, maître Kaïnite, une fois les archers sur les murailles, les mages monteront et votre groupe suivra droit derrière. Est-ce que tout est compris, messieurs ? »
Donc tout le monde grimpe et mes gars se feront grignoter le cul si jamais les morts-vivants rappliquent vers la fin. Pour sûr que j’ai compris, ouais.

Le Prêtre de Vénéra : Les esprits s’échauffèrent encore un peu, mais lorsque Dil’inthar balança le grappin de Cat’ et que ce dernier s’agrippa à la muraille, l’attention de chacun se riva sur la montée qu’il nous restait à faire. Une sacrée escalade.
Fidèle à elle-même, Cat’ se prépare déjà à grimper à la suite de son capitaine. Elle a sorti des sangles d’escalade, là, devant tout le monde, et commence à s’équiper. Cette femme est extraordinaire. L’armée a passé des mois à chercher comment concevoir des échelles et des grappins de fortune et elle se ramène avec tout le matériel. En espérant que l’alcool qui zone dans son corps ne va pas lui faire faire une mauvaise chute…

La Pirate : J’dégouline de sel, j’ai les pieds en compote et les mains aussi râpeuses qu’si j’avais grimpé une journée entière jusqu’au mât d’misaine. Mais rien à foutre, j’arrive, j’vois déjà Dil’inthar plus haut. Mon bide me fait un mal de chien, j’ai tâtonné pour arriver jusqu’en haut, c’tait pas d’la tarte. Les gamins veulent buter du dragon pour faire un exploit reconnu d’tous… Escaladez une muraille pété comme un poivrot, ça ce s’ra un exploit !
J’arrive enfin sur les murailles et j’m’assois, j’essaie d’me calmer. J’suis en sueur, les copains commencent à nous r’joindre, mais je sais qu’mon ventre c’est un volcan. En éruption.
Sans vraiment crier gare, j’me penche en contrebas, vers le vide des gravas et j’dégueule tout c’que mon ventre a tenu dans la journée. J’ai mes tripes qui s’retournent et qui s’nouent, j’agrippe les créneaux pour pas tomber. S’rait con.
J’en ai plein la bouche, ça s’déverse comme une source pis, peu à peu, ça faiblit et ça s’calme. Woaw, j’sais pas qui j’ai arrosé en bas, mais il a d’quoi dîner pour la journée. Moi, par contre, j’commence à avoir la dalle.

Le Prêtre de Vénéra : On avait à peine fini de grimper que des corbeaux se sont rués sur nous. Aussi, chacun s’est enfermé dans la Pyramide et a attendu les ordres. Les ordres, c’était d’attendre.

La Mage du Désert : Je déambule dans les couloirs de la Cité Sacrée. Je me sens chez moi. Lorsque nous sommes arrivés, la Pyramide était vidée. Aucun ennemi ne s’y terrait, seulement quelques rescapés du cataclysme qui avaient réussi à s’enfermer à l’intérieur par on ne sait quel miracle. Jamais je n’avais vu la Cité Sacrée si animée. L’ost prenait les couloirs, la salle du trône, on marchait régulièrement pour pas se morfondre ni prendre de crampe. Ce n’est pas évident d’être une cinquantaine de rescapés, là, à attendre l’orage. Car si nous n’avions pas trouvé Kazim Baladhour dans la Cité, c’est donc lui qui viendrait nous trouver. Du moins l’espérait-on. Et espérait-on que la Pyramide ne se transformerait pas en tombeau.

L'Illusionniste : Le plus difficile, dans une guerre, c’est lorsque l’on se retrouve dans l’œil du cyclone. L’attente, le calme, lugubre, qui s’abat sur nous et nous emprisonne sans autre possibilité que celle de patienter pour la suite. Et n’entendre rien d’autre, dans ce tombeau pyramidal, que l’animation que l’ost du Pharaon y apporte. C’est glauque, la Forêt me manque.

Le Kaïnite : Et soudain, tout tremble. Voilà qui me plaît ! Les murs hurlent, ça couine et ça tambourine à la porte. On se réunit fissa. Ça se fissure.

La Pirate : J’étais partie fouiller l’armurerie pour réapprovisionner les gars en armes, mais que d’chi ! C’est à c’moment là qu’le vacarme s’est l’vé, c’était un merdier sans nom, ça ouais. J’avais la vision plus nette, mais le whisky m’tapait encore sur le crâne, j’avais la tête dans les vagues quand j’me suis traînée en direction des bruits.

Le Prêtre de Vénéra : Plus rien d’humain, la créature immonde qui avait explosé les portes n’était plus Kazim Baladhour. Le sorcier maudit de Balamoun faisait désormais partie intégrante d’un amas de corps en putréfaction, ses tentacules visqueux hurlaient de râles de morts-vivants qui s’étaient assemblés pour l’occasion. Je n’avais rien vu de tel de toute ma vie. Une sculpture de corps, un golem de chaire, pilotée par notre ennemi.
« Hé bah alors ?!?! On attend pas Cat' ?! »

La Pirate : J’crois pas mes yeux, à tous les coups c’est l’alcool. Ça peut être que l’alcool. C’peut pas exister, un truc pareil. Des corps, des corps, partout, une boule de pue et d’corps qui s’agrippent aux murs et aux autres. P’tain, c’est vraiment dégueulasse !
« Merde, on dirait c'qui sort de mon pif quand je me mouche ! Mais en beaucoup plus gros... et beaucoup plus vivant ! »
J’suis inspirée. Faut dire qu’avec le tableau qui m’renifle sous la gueule, va falloir carrer fissa ou rentrer dans la mêlée. J’vois soudain Aymeric, un d’mes gars, qui s’bastonne avec une excroissance du taré. Leks et Moric tentent de l’aider, l’appellent à les rejoindre en retrait. Merde, j’peux pas le laisser là. Bon bah… On rentre dans la mêlée !

Le Kaïnite : La porte avait explosé, foi de kaïnite. Ce que j’avais sous le nez, ça me plaisait franchement. Ça, ça pouvait promettre un sacré combat ! Déjà, Thorsien se ruait sur la bestiole, ça la jouait jokari à se faire renvoyer dans les airs et revenir à la charge. Il est courageux, le gladiateur, y a pas à chier qu’il en a dans le pantalon. Il va jusqu’à tenter de grimper sur le bestiau. Un grand malade.
Ça rechigne pas à la bastonnade en tout cas.
À côté, le troubadour du groupe prépare ses bombasses, il en balance une qui enflamme l’amas dégueu. En guise de remerciement, le… truc a soudain latté la gueule du barde avant qu’il ait le temps de balancer ses autres bombes incendiaires. Rien à carrer, c’est ma lame qui va percer ce truc. Pas besoin de leur feu de mes deux. Les archers envoient leur purée, ça siffle aux oreilles de tout le monde, la plupart hurlent tellement ils ont jamais affronté un truc pareil.

La Mage du Désert : Par chance, j’avais évité de peu les débris dus à la déflagration de la porte. C’était… impressionnant. Je me suis figée, j’étais incapable de faire quoi que ce soit tandis que mes frères et sœurs d’armes se faisaient attraper, rejeter, écraser. Un chaos qui venait nous percuter de plein fouet après ce calme étrange qui nous avait rendus presque amorphes.
C’est là que je vois La Mano et ses bombes faire leur œuvre, avant que le barde ne soit balancé contre un des murs de l’édifice. Son crâne s’ouvre et une trace de sang s’étale sur l’architecture. C’était ce qu’il me fallait pour me réveiller, je me jette dans sa direction et lui attrape le visage.
« Ne bouge pas, t’as le crâne ouvert, tu vas perdre ton sang ».
Je pose une main sur sa tête, une autre sur sa poitrine et je fais ce que je sais faire le mieux depuis le début de la bataille ; je le soigne et lui sauve la vie. Dans un sens, ça me rassure. Je n’ai pas cette impression vaine d’utilité futile qui m’assaillait depuis le début des combats. Je sauve des vies. C’est bien aussi… non ?
Quand la bestiole reçoit les projectiles, les centaines – plus ? – de bouches qui composent le corps du monstre hurlent un cri strident qui m’explose les tympans. On l’a mis en colère on a plus de marche arrière possible… Par contre, je ne suis pas aveugle. J’ai vu le feu, j’ai vu la douleur.
Le troubadour est à peine sur pied et moi tout juste épuisée que je le crible de questions.
« À ton avis, le feu ça lui fait bien mal à ce truc ? Tu l'as bien amoché avec ta bombe ? »
Soudain, un autre membre de l’armée est baladé dans les airs et retombe, inerte, sur le sol. Je ne peux pas sauver tout le monde… J’ai plus de forces pour la magie… Mais j’en ai assez pour mettre le gars à l’abri. Sans même attendre de réponse du barde, plus le temps faut dire, je me rue sur le blessé non loin et l’attrape par les bras. Et, tandis que les autres guerriers se battent comme des démons, je le tire du champ de bataille, tant bien que mal…

Le Kaïnite : L’horreur fait la valse, elle danse comme une furie. Moi aussi, j’aime danser, pépète ! Je suis disciple de Kaïn !!!

Le Prêtre de Vénéra : Une aura bleuté entoure Kekfa, tout devient électrique. Le sable est repoussé à ses pieds, un souffle d’air fuse tout autour de lui… Ça va péter. Toute l’énergie se concentre dans le bras du capitaine de la première ligne, tandis qu’une hache brille dans ses mains. Y a pas à dire, les Kaïnites, ils envoient..!

Le Kaïnite : « On dégage !!! » J’ai à peine prévenu les autres, pas le temps, tant pis, que je me jette vers la bestiole. Bordel barrez-vous ! La masse de monde m’emmerde, j’hésite, ça me plombe… Et la bestiole me renvoie valdinguer au-dessus de l’armée, je m’écroule à côté des archers. Putain de merde, ça c’est de la baston ! J’ai rarement vu un truc contrer une telle attaque. Ça me plaît. Ça plairait aussi à Kaïn.
Je me relève fissa, mon nez pisse le sang, mais j’ai le sourire aux lèvres. C’est une sacrée journée.

La Pirate : Il a valdingué sévère, l’astiqué de la castagne ! Wow, on est pas dans la merde, moi j’vous l’dit. À côté d’moi, Dil’inthar m’accueille avec une pique, comme j’les aime.
« Content que tu sois de nouveau parmi nous Cat'. Regarde, nous avons trouvé quelqu'un qui crie plus fort que toi... »
C’pas vrai. Personne n’a l’droit de crier plus fort que moi. Sauf les Kaïnite, ça, j’accepte, sinon ils me tatanent la gueule. Dil’ distribue les ordres, galvanise tout l’monde. Un bon gars, cet elfe. À côté d’ça, les pauvres types qui se sont fait prendre par surprise tentent de ramper et d’fuir jusqu’à nous, histoire de laisser la place à ceux qui savent se battre. C’est un bordel monstre.

La Mage du Désert : L’homme que je tire se fait soigner tant bien que mal par les autres, il reprend ses esprits. Je l’abandonne dans un coin et tempère les soigneurs.
« Ça va, ça va, il va s'en tirer ! Occupez-vous de maintenir debout ceux qui sont au contact ou qui tirent sur le monstre, il a l'air pas mal rancunier, ça m'étonnerait pas qu'il tape ceux qui lui font le plus mal ! »
J’ai à peine fini que deux déflagrations retentissent. Je me tourne vers les combats et j’aperçois Ezeukyl et Jeborian qui foudroient la bête à plusieurs reprises. La magie semble fonctionner. Et le feu aussi. Je regarde mes mains qui se mettent à crépiter. Il est temps que je leur montre ce qu’une pyromancienne sait faire.

Le Kaïnite : Je trottine jusqu’aux combats en reprenant mon souffle. Respirer, c’est la clé. Pendant que je retraverse nos lignes, j’interpelle les autres capitaines.
« Est-on sûr qu'il n'y a pas d'autres morts-vivants qui vont arriver derrière lui ? C'est quand même bizarre.... »
De justesse, j’évite un tentacule qui me frôle le crâne et s’abat contre un mur en le fissurant.
« ...je disais, c'est bizarre qu'il se ramène tout seul comme un con, non ? »
C’est là que je vois Thorsien, qui arrivait au sommet du bestiau, se faire valdinguer dans les airs. Il semble voler quelques instants et finit, gravité oblige, pas s’écraser sur le sol dans un nuage de poussière. Il a pris cher. L’horreur cadavérique se met à hurler et à trembler, c’est sacrément louche… Merde, c’est des goules ? Ouais, des goules s’extirpent de la bestiole et se ruent sur les premières lignes. Bon, bah j’aurais mieux fait de fermer ma gueule…

La Pirate : Et vas-y qu’ça hurle et qu’ça couine, qu’ça balance ses tentacules de merde et ses goules à la con, et vas-y qu’ça veut t’bouffer la fouffe pour le p’tit déj’. On est pas sorti des latrines, j’vous le dis. Bon, l’est temps de s’bouger, Cat’ ! J’essaie d’y voir clair, mais que dalle, y a du monde partout, ça grouille. Quand faut y aller… J’arme ma choupette et j’avance entre les lignes, nez dans l’viseur, prête à faire mouche. Le gros machin, c’est la magie qui lui pète le jonc, j’y mettrais ma main à couper. Du coup, autant aider les lascars qui s’font chiquer les mollets.
Quand j’arrive assez prêt pour voir une goule – merde, ça pue grave ces trucs – je tire. Héhéhé, rentre chez toi, salope ! J’la plante au sol et j’tire encore et encore, elle couine comme un chaton qu’on noie. Un chaton immonde qui fait la taille d’un veau, qu’aurait des dents détraquées et des yeux globuleux comme pas deux. J’leur fais la fête à ces saloperies. Y en a une que j’fais fermer sa gueule pendant que j’amoche l’autre et que Théodoras l’achève. Bon travail, le forestier !

L'Illusionniste : Visiblement, j’avais bien fait de garder de l’énergie sous le pied. La mise à bât horrifique de quelques goules en rajoute une couche, et le tableau de l'âpre bataille commence à prendre des couleurs rouge vif.
Moi, je suis immobile. J’observe, mon regard saute de blessé en blessé, chacun prit en charge rapidement. Soudain, j’aperçois un être inerte, au beau milieu de la mêlée. Accroché à mon bâton, je lève la main dans sa direction avant d’envoyer une boule de lumière incandescente dans sa direction. La sphère zigzague entre les combattants, évite coups et gestes brusques avec une fluidité sans pareil et s’enfonce dans le poitrail de l’elfe évanoui. Je suis vieux, mais j’ai encore de la magie à revendre, foi de Danarian ! J’aperçois aussi mon compagnon illusionniste filer derrière une colonne, le temps de se remettre. Pas folle, la guêpe ! J’aimerais le rejoindre, mais… Je suis si épuisé…

Le Prêtre de Vénéra : Nous étions de tous bords, de toutes nations, face à l’Apocalypse. Et, en plein combat, la Lumière descendit sur nous.
« Vénéra ! »
Ce n’est pas moi qui ai crié. J’observe, fou, autour de moi. Ai-je rêvé ?!

Le Kaïnite : C’est qui, ce con ?

La Mage du Désert : Incroyable. Une nouvelle silhouette pénètre dans la Cité Sacrée. Trop agile et rapide pour être un mort, trop haute de stature et droite pour être une goule. Le guerrier - car c’en est un, je crois - saute de rocher en rocher, de planches en planche, à même les débris d’une porte ancestrale désormais détruite. Un rayon de soleil illumine soudain l’espace et se révèle à nous un homme en blanc, portant l’effigie de la chouette, l’épée haute levée et la fierté sur les traits, un mélange d’honneur et de courage. Un templier, un des derniers. D’où vient-il ? Comment nous a-t-il rejoints ? Aucune idée. Toujours est-il qu’il est là et qu’il fonce tête baissée en direction de la monstruosité que nous combattons.
« L’Ombre ne saurait triompher tant que la Lumière de Vénéra inonde cette terre ! »

Le Prêtre de Vénéra : Et ainsi, tout s’éclaire. Kenath.

La Pirate : Encore un dégénéré d’la prière qui rapplique, il vient d’où ce gus ?! Impossible de tirer sur les goules au pied du monstre, il esquive, cours, saute autour d’elles tout en tentant de trancher les tentacules du bestiau. J’crois qu’il va réussir, ça dure, quoi ? Trente secondes ? Pis il s’fait cracher la misère par l’amas puant qui lui apprend qu’ici, c’pas une question d’Vénéra, d’Kaïn ou d’qui qu’ce soit. C’est une question d’baston, d’sang, d’sueurs, d’terre et d’poussière. Que Dalle d’autre, rien. Les dieux, y chang’ront rien. Il a une sacrée paire de couilles, faut bien l’avouer, hein. Ça, j’dis pas. Juste qu’il va crever, comme les autres.

Le Prêtre de Vénéra : Kenath est sacrément blessé. Il exulte pourtant, dans son sacrifice tout entier et si rapide, aux pieds du monstre, il hurle sa foi comme jamais personne, moi compris, ne saurait le faire. Il est le disciple de Vénéra, il est la Lumière.
« Louée soit la Déesse de la Lumière ! »
Mon cœur se serre tandis que mon ami se jette sous le monstre et entreprend de le taillader par en dessous. Son visage est tout à la concentration du combat lorsqu’il croise soudain mon regard. Le temps se suspend et il hurle mon nom.
« MALENOR !!! »
J’arrive, mon Frère. J’arrive.

Le Kaïnite : La diversion de cet énergumène n’a pas été de trop. Car, tandis que je lève une énième fois mes mains jointes…
Mon cri est puissant, guttural, il vient de mes tripes, ça grogne là-dedans, ça sort en borborygme et ça explose comme une étincelle entre mes mains.
Mon arme s’enfonce dans les chairs en putréfaction de l’armure humaine de Kazim Baladhour. Les tentacules me frappent, s’agitent. Ça flippe, là-dedans, j’en suis convaincu. La victoire est à nous.

La Mage du Désert : Le templier et le kaïnite sont gravement blessés. Le gladiateur aussi. Faut se bouger ! L’information circule parmi les troupes, se répand comme une traînée de poudre. Plus qu’un seul objectif : soigner le disciple de Kaïn et le templier. S’ils tombent, nous tombons tous.

L'Illusionniste : Reprenant peu à peu mes esprits, j’avise la cachette de Valentök… Trop loin. Je cours alors vers une des dernières colonnes encore debout afin de m’y réfugier, ma robe qui traîne au sol soulève la poussière sur son passage quand… tout explose. À sa colère, la création de Baladhour, ou ce qui semble être Baladhour lui-même, explose la colonne et la pierre se répand dans tous les sens, tombant sur les malheureux alentours.
Je roule et m’écrase au sol malgré moi, malgré mon esprit qui voudrait tenir et repartir. Mon corps, bien trop vieux, ne tient plus. Je suis étalé au beau milieu du champ de bataille. Au-dessus de moi, les lames, les flèches et les morsures se répandent dans un chaos que je ne comprends plus. Je suis fatigué… Je n’en peux plus.
Malgré les signaux que m’envoie mon corps brisé, je me redresse tant bien que mal. J’ai mal, qu’est-ce que c’est ? Tournant enfin le regard vers la source de ma douleur, je réalise qu’une écharde de pierre de sept bons pouces de diamètre me transperce l'abdomen. Ainsi vais-je mourir…
Mais pas en vain. C’est hors de question. J’hoquète du sang qui vient s’enrouler dans ma barbe et tombe à genoux, envoyant voltiger un nuage de poussière.
Je me mets alors à fixer l’immondice de mes yeux gris. Si elle souhaite mettre un terme à ma vie, je ne me gênerais pas pour faire de même. Avec une douleur jamais ressentie dans mon existence, je me redresse une dernière fois.
« IL SUFFIT ! QUE LE CHÊNE ET TE DANANN ME SOIENT TÉMOINS, MA VIE SERA LA DERNIÈRE QUE TU PRENDRAS, MAGE NOIR ! »

La Mage du Désert : Je me tourne vers l’individu qui hurle soudain plus fort que les autres. Bon sang. Transpercé, en sang, j’ai l’impression de voir un zombie se relever parmi nos lignes. Danarian est à bout.
Appuyé sur son bâton, je le vois saisir la gemme noire qui l’orne et la décrocher. Qu’est-ce qu’il fait ?! Il la balance soudain en direction de son confrère.
« Mon ami, je vous rends la pierre que vous m'aviez léguée quand nos routes ont bifurqué, il y a de cela bien longtemps. À mon tour, je vous en fais don alors que nos chemins se séparent à nouveau. »

L'Illusionniste : Je me sens partir. Ressaisis-toi, Libresprit ! Mon regard se pose sur Valëntok. Mon pauvre ami. Nous étions partis trois et te voilà bien seul, désormais.
« Hurgh... Souvenez-vous d'un vieux complice un peu rêveur quand vous marcherez dans notre Forêt bien aimée. Je serais peut-être là, à vous attendre dans le murmure du vent, prêt à écouter vos futures péripéties, ou bien le récit des sottises de l'immortel Kronberg. Adieu, Valëntok, amusez-vous bien sur la voie de l'Illusion. Continuez à découvrir ce vaste monde, voyager, et éclairez-le de votre lumière. »

La Pirate : Il fait quoi, le grand-père ? On a pas d’autres crevés à fouetter ?! Ça va, quelqu’soins et pis ça va l’faire. Pas vrai ?

L'Illusionniste : J’ai les organes en charpie, je souffre. La fin, il faut qu’elle vienne, maintenant. J’use de toutes mes dernières forces vitales et m’abandonne entièrement à la Magie, je me consume pour faire briller plus fort les arcanes. Accroché à mon bâton noueux, pilier qui m’a si longtemps maintenu dans ce monde, je lève une main ridée vers la bête qui dévaste la ville du Nord depuis bien trop longtemps. Ma main prend un teint violet éclatant, ma grande canne se met à grésiller et prend la même couleur : la Magie de la Pensée, la Voie que j’ai décidé de suivre il y a longtemps s'apprête à frapper. Une dernière fois.

Le Kaïnite : Un flash puissant traverse le champ de bataille jusqu’à la saloperie. J’y comprends plus rien. Tous les yeux de la bestiole s’allument d’une lueur violacée, c’est encore les illus qui jouent avec leur magie de mes deux, ou quoi ?
Je me tourne vers la source du bazar et aperçois le vieux schnock dans le même état que moi : basculant vers le Valhalla.
La main du croulant prend la couleur brune de la terre et se dirige vers le sol.

L'Illusionniste : Ainsi ai-je vécu, ainsi vais-je périr. À travers la magie, innée, qui anima mon existence et en posera le point final. Je donne ma vie pour mes arcanes, je sens mes dernières forces se consumer. La terre, le sable et la pierre, tout fusionne et se mélange en une boue informe aux pieds de la créature qui nous fait face.
Je lève ma main en direction de notre ennemi nécromancien, le liquide cuivré s’envole alors et recouvre une grande partie du monstre. Je serre le poing, triomphant, exultant même, et la fange se durcit. Elle emprisonne l’ennemi dans une gangue de roche qui l’empêche de se mouvoir, le laissant à la merci de notre armée. L’armée du peuple libre, l’armée des vivants, où je n’ai plus ma place.

La Mage du Désert : Ce que j’ai vu, ce jour-là, je ne l’oublierais jamais. Car, sous mes yeux, les dalles de pierres sur lesquelles repose Danarian Libresprit se liquéfient et commencent à recouvrir la grande silhouette de l’illusionniste. Je la vois qui grimpe, cette terre informe, le long des jambes et du corps du vieillard.
« Non ! »
Trop tard. À l’instar de la créature de Baladhour, Danarian s’immobilise peu à peu. Mais pour lui, c’est la mort qui l’attend. Car son corps se transforme littéralement en pierre, là, sous nos yeux. Reste le visage dont les lèvres dessinent quelques mots que je ne perçois pas. Et, dans un dernier sourire, un dernier soupir aussi, les yeux gris de Danarian virent au violet avant de s’éteindre définitivement. Les deux mains accrochées à son bâton, comme chaque mage qui se respecte, le vieillard regarde désormais le vide pour l’éternité. D’humain, il ne reste plus rien. Danarian s’est statufié. Danarian est mort.

La Pirate : J’comprendrais jamais la magie, trop chelou. Ce type vient de s’transformer en pierre sous mes yeux. Là, comme ça. Pif, pouf, statue. J’sais pas trop à quoi ça a servit, tant que le dégueulis de cadavre bouge encore, c’est qu’c’est pas fini. J’suis tellement absorbée par ce truc que je tilte pas. Une goule me taillade le dos et m’fait tomber, quelle putain !

Le Kaïnite : Voilà, il nous l’a énervé. Ouais, ouais, je dis pas, le vieux a immobilisé les pattes du… machin crevé. Mais ses tentacules, eux, sont toujours bien là. Le templier vient de se faire choper et, sans pouvoir rien faire, je le vois se faire secouer dans tous les sens, le tentacule qui l’a chopé lui explose le corps à même le sol, trois, quatre fois. Le mec, c’est plus qu’un tas d’os. Il aura au moins eu le mérite de rassembler plus de courage que l’armée entière, si on peut appeler ça une armée, qui se tient derrière mon cul. Y a pas à dire, ce truc va

La Pirate :J’couche la goule lorsque j’aperçois un tentacule choper Kefka et le smasher contre un mur. Le gars s’écroule au sol, inerte. Merde de chez merde d’mon cul, c’est juste pas bon du tout ! Le templier est à deux doigts de partir et le seul mec capable de bastonner la créature vient d’être mis K.O.
Dans ma cervelle, ça turbine, j’me tâte à hisser la grand-voile et prendre le large. Mais soudain j’aperçois une mage du désert et, c’que je vois, j’avoue qu’ça m’motive pas mal.
Elle a l’air bien gonflée, la balamounienne, elle est en chaleur y a pas à chier.

Le Prêtre de Vénéra :Tandis que les choses basculent peu à peu en notre défaveur, je vois avec horreur mon Frère se faire fracasser contre le sol. Je vais pour me jeter à ses côtés, quitte à mourir autant le faire avec lui, mais une silhouette crépitant me frôle. Face à la chaleur qui émane d’elle, je recule et aperçois Ablaze qui s’avance en direction du monstre. Ses poings, serrés, débordent d’arcanes jusqu’à s’auréoler de pierre pour l’une, de feu pour l’autre. La Mage Rouge s’embrase et, dans cri de colère, fond sur l’abomination.
Je la vois saisir à pleine main un morceau de la créature et la fondre, sous mes yeux, consumant graisse et calcinant os sans plus de difficulté. Elle est déchaînée.

La Mage du Désert :Je hurle intérieurement, je vais exploser, j’ai envie de tout détruire, raser, fini, niet. Quand un cafard refuse de disparaître, aux grands maux les grands remèdes. Tout à ma folie vengeresse, je n’aperçois qu’au dernier moment le gladiateur se ruer à mes côtés et taillader le monstre autant que faire se peut. Moi, j’exulte.

La Pirate :J’ai b’soin d’un tremplin, un truc en hauteur, une vigie, merde ! Ok, le vieux. J’tapote sa tête, faut dire merci, et j’escalade la statue pour me jucher sur ses épaules. Un pied sur son crâne, un pied dans l’dos, et m’voilà stable pour tirer des salves en bonne et due forme !
« Fais risette, salope ! »
J’envoie un carreau dans la gueule d’une goule encore debout. Elle tombe par terre et j’la plante au sol, plus l’temps de se relever qu’elle crève. Ça d’moins ! J’ai l’impression d’être gigantesque, à surplomber l’armée comme ça ! Autour, les autres archers sont pas en reste. Ils continuent d’cribler l’abomination de flèches, Dil’inthar et Zelph font mouche – et pire ! – font du dégât ! Le bestiau hurle et tremble, ma foi on va p’t’être bien s’en sortir et s’bourrer la gueule ce soir. Et pis soudain. PAF !

Le Prêtre de Vénéra :Les assauts des archers eurent raison du monstre. La créature semble fondre, s’ouvrir, les corps retombent en pagaille et ne subsiste plus que Baladhour, le fameux nécromancien, celui que l’on a poursuivi dans toute la cité et qui, finalement, est venu nous trouver.
Il rit, il menace Pharaon de revenir d’entre les morts, je n’écoute plus vraiment. Je me rue vers Kenath et le serre dans mes bras. Il est en vie, les yeux grands ouverts.
« Mon Frère !!!! Je ne t'attendais plus !! T’étais à un poil de cul de retourner voir Odin !! Mais loué soit Vénéra, t'es encore là !! »
Je le relâche pour lui donner de l’air et me tourne vers l’armée. De la poussière et du sang, animés par des corps, voilà ce que nous sommes. Et Pharaon qui s’avance vers son ennemi. Je ne comprends pas tellement ce qu’il se passe, mais je vois une marque, une sorte de triangle enfermant un grand œil, se graver sur le front de Baladhour. J’en frissonne. Maudit, il est maudit.
Alors, Kenath se relève péniblement et lève haut son glaive.
« LUMIÈRE ! VICTOIRE ! GLOIRE À VENERA ! »

La Pirate : Et voilà. Décapito, l’nécro ! Vive la chouette et mort aux cons. Un vide s’empare de l’assemblée, un silence… Bizarre. Faut dire qu’on a fait que s’battre ces derniers temps, donc on sait plus tellement quoi faire. Y a soudain plus que les respirations des vivants, claqués, qui s’regardent en biais sans savoir s’ils doivent chialer ou baiser pour fêter ça. Moi, j’ai d’jà choisi mon camp.
J’lève le pif et inspire. L’soleil inonde le coin, sans créature gigantesque pour lui boucher la vue. Fait chaud, ici. L’est temps de retourner à la maison.

ImageImageImage

Les gardes me laissent passer et je pénètre l’enceinte de la Cité Sacrée, parchemins sous le bras. Les constructions sont loin d’être finies et la porte est toujours détruite. Mais la vie a repris ses droits et Balamoun, désormais, est de nouveau habitée et peuplée des siens et des étrangers, venus de toute part pour aider à reconstruire.
Je traverse la cour en marchant, l’esprit ailleurs, lorsque j’aperçois la statue de Danarian Libresprit. Je m’arrête un instant et la contemple. Remontent, soudain, les souvenirs de cette fastidieuse journée. Les cris, le sang, la mort et la destruction m’ont laissé, malgré la victoire, un souvenir amer. Un goût de cendre qui tapisse ma bouche. J’inspire, j’expire. L’illusionniste ne se sera pas sacrifié en vain.
Après la victoire, chacun est retourné à sa vie et ses prérogatives. Les marins sont retournés naviguer vers des eaux certainement plus fougueuses, les sudistes sont allés rejoindre leur foyer, les forestiers ont repris la route des montagnes pour rejoindre leur territoire sauvage. Au final, de grandes amitiés, je crois, se sont composées en ce jour funeste. Mais l’important n’était pas de sauver la cité. Non, l’important était de…
« Tu viens, Ablaze ? »
La petiote m’observe, fronçant les sourcils. Elle me rappelle moi, fut un temps. Mais, voilà. Pour ça, ça en valait le coup. Pour elle, pour eux. Pour tous les orphelins qui peuplent désormais la cité, toutes les familles brisées et les habitants harassés qui, enfin, ont retrouvé leur quiétude, leur vie. La vie, tout court.
Je m’avance vers elle et lui donne la main, réunissant mon fatras sous mon autre bras et dans ma main gauche. On s’avance tranquillement parmi les voyageurs et les locaux qui souhaitent visiter la Pyramide. Parmi les vivants.
Evènement
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Re: Odysséales - Nouvelles et récits

Message par Evènement »

4 -L'attaque de l'Arbre
– et ses conséquences pour une jeune rôdeuse qui avait déjà perdu sa voie.

[nb : tous les passages « avant » sont tirés de FAs datant de juin 2001 - sauf le dernier passage, issu de ma mémoire, forcément faussée et déformée, d'un événement ayant eu lieu entre octobre et novembre 2001. Tous les passages « après » sont totalement issus de mon imagination mais les personnages sont réels et tout aurait pu avoir lieu ainsi – sauf les deux derniers passages, issus de FAs datant de mai 2002]



Après

La Baie

Le sens olfactif du Nain se réveille avant lui, et le remugle qui lui parvient par la croisée mal obstruée masque à peine le mélange de sueur et de sperme qui s'étalent sur les draps crasseux.
Si se sont bien les Nains qui ont réalisé le système d'égouts de La Baie, ils n'ont pas du en fournir le mode d'emploi – ou alors ces Longues Jambes étaient encore plus stupides qu'ils n'en avaient l'air.
Sa propre haleine achève de le réveiller complètement et il se redresse, faisant hurler le sommier, étire son corps noueux, et du revers de la main fout une claque sur le fessier ferme et blanc qui s'offre à son regard.
Ses chevalières impriment leur marque et le giton – un gamin, il les préfère sans un poil, ça change de son ordinaire – cri, se tend et manque de rouler au bas du lit.

- Remets tes frusques et débarrasses le plancher, avant que le tenancier essaie de me faire payer ta nuit. Et attrape ça, ton petit cul était bien serré.

Le Nain est debout. Il trifouille dans son habit, sort une bourse, saisi une pièce qu'il envoi au gamin qui l’attrape au vol avant de filer rapidement – vite réveillé, main preste.
Puis le barbu entrouvre un chiffon à peu près propre, dévoilant une bille de verre qu'il vient mettre dans son orbite vide.
Il sourit et alors seulement commence à se vêtir. C'est une longue opération. Il prend son temps, ne laisse aucun détail au hasard avant de sortir du lupanar.

Les marches de bois gémissent sous son poids et celui de son armure.
Tout les regards se tournent vers lui – évidemment. Trois poivrots dont on ne sait s'ils sont encorelà ou déjàlà. Une silhouette qui s'éclipse. Une vieille femme étalée sur un banc, le teint blafard et la peau flasque – voilà ce qu'il m'a proposé, songe-t-il.
Il, le tenancier de la gargote, qui vient proposer un infâme gruau que le Nain décline.

Le remugle l'assaille à nouveau quand il pose un pied dans la rue. Alors qu'il chemine vers le centre, la grand'place, il se dit qu'il aurait pu choisir un endroit moins dégueulasse que les quartiers Nord : il y a bien des chambres dans le quartier des artisans, ou encore l'auberge de Jaahl, près du port. Trop exposé. La nain à besoin de tranquillité. De discrétion. Et d'une bonne armure. Son casque, surtout, dont il est très fier, et qui protège intégralement sa tête – toute sa valeur est là, dans sa tête.
Pomme d'Adam, jugulaire, tempes, crâne, tout est bien protégé. Même l'un de ses deux yeux, derrière une grille.

Le Nain ricane. Il se sait intelligent, et aujourd'hui cela va lui rapporter beaucoup. De l'or, bien sûr, mais surtout, surtout : le plaisir de voir des mages composer avec lui. Oui, ils vont lui manger dans la main. Il a tous les plans en tête, tous les détails, et il sait qu'il ne s'est pas trompé. Sa machine va rabattre la superbe de tous ces tisseurs de sorts dépassés.
Il a traversé la moitié du continent pour cela, il ne lui reste plus que quelques centaines de mètres à faire et il ne craindra plus d'être torturé : il aura bientôt légué son héritage à l'Alliance du Sud.

Une ombre passe, à la périphérie de sa vision. Il se tend. Un seul œil valide, c'est tout de même handicapant. Il faudra qu'il prenne un moment pour se pencher là dessus. Il aura le temps, maintenant, et l'or. Il trouvera une solution.
Il transpire, sa nuque est froide. Pas bon ça, pas bon. Ses doigts se serrent sur le mécanisme – les deux, gauche et droit, ne pas prendre de risque.
L'attaque est est rapide, précise. Il ne la voie pas venir, bien entendu. Une pointe, fine, qui vise son œil protégé.
Pas assez fine, cette pointe – la grille est en fait épaisse, les trous en entonnoir. La pointe atteint pourtant l’œil avant de se bloquer. Son œil de verre. Personne n'a jamais fait attention, et le giton de sa nuit pas plus que les autres, et personne ne va croire qu'il laisse comme seule entrée dans sa cuirasse son œil valide.

L'assassin a une demi seconde de flottement, sa pointe bloquée. Fatal. Le Nain actionne les mécanismes, un réflexe, légèrement en décalé l'un par rapport à l'autre, pieds bien calés au sol. Une lame fuse dans la poitrine de l'assassin puis immédiatement un coup de boutoir vient l'en extraire et l'envoyer au sol à plus de deux mètres de distance.

Il n'a pas le temps de s'élancer pour le maîtriser. Il ne voit pas venir la seconde ombre. Il ne sent même pas le fin et long stylet qui rentre dans sa narine et vient détruire dans son cerveau les plans conçus pour une machine qui devait mettre fin à l'existence des Elfes Sombres.


Avant

La Tour

Je commence sérieusement à en avoir ma claque de l'endroit. Sinistre. Puant. Glauque. Je pourrais continuer longtemps. Je trouvais déjà la forêt humide et sentant le moisi – je ne l'ai jamais exprimé à haute voix, bien entendu, j'aurai pu écorcher une oreille d'elfe et ces créatures sont délicates – mais je ne connaissais pas alors les marécages. Sans parler de cette « Tour ». Celle des Mages du Désert a plus de classe – mais je penses que ça aussi il faut que je le taise. J'en ai marre de devoir sans cesse tenir ma langue. Et attendre.

Merlin est à l'intérieur. Mabelrode est à l'intérieur. Ils discutent, ils conspirent, ils font des choses horribles à de jeunes vierges, qu'est-ce que j'en sais ! Et moi je tue le temps devant cette Tour. Je ne les ai pas vu depuis le siège de la Baie. Je ne savais même pas ce qu'il était advenu d'eux jusqu'à il y a peu. Le Gardien n'a pas l'air commode. Parfois je l'appelle par son petit nom, de loin, et je lui fait un sourire et un petit signe de la main. Il tient bien son rôle. Pas un muscle qui ne trésaille. Ou alors il ne se rend pas compte que je me fous de sa gueule. Arnord-le-Brave. Un nom ambivalent. Peut-être ne devrais-je pas trop pousser la comédie. Le Gardien de l'antre de l'Ordre Noir – il ne doit pas souvent rigoler.
Et moi je me coltine cette bande de druides à moitié demeurés – le Dilbon, Korwen et... Thoooorrr -, et ce cher hobbit, aussi loquace qu'une limace. Je dois dire que notre arrivée, à Fenris Baldwulf et moi, n'a pas aidé à dérider ces (pas si) vieux sing... sages. Enfin, moi surtout, le hobbit est quasi mutique depuis sous passage sous l'eau, sa grande aventure dans les catacombes de Balamoun. J'ai dû sortir une saillie du genre : « Hé bien, messieurs, voudriez-vous donc planter là une extension de la forêt ? Vous vous sentez à l'étroit désormais dans votre oratoire ? Quelle est donc la raison d'un tel rassemblement ? Je ne savez pas que les druides voyageaient autant ! »

Ils n'ont pas vraiment réagit. Et plus tard le Dilbon est venu me tenir la jambe. Je me suis montrée aimable, pour une fois, après tout ce sont les vieux Druides qui sont fatiguant et nous prennent de haut, nous autres rôdeurs. Peut-être qu'avec la relève nous réussirons à avoir des rapports plus... courtois ?
J'ai continué vers le gardien dont j'ignorai alors le patronyme sibyllin lorsque mon regard a été attiré par une silhouette que j'ai cru être un druide au premier regard, mais qui ne l'était pas. Quelque chose de plus profond, de plus sombre luisait dans ses yeux. Je l'ai alors reconnu, mais ai continué vers la Tour, m'y suis présentée comme la rôdeuse que je suis et me suis enquise de Mabelrode et du Sorcier Shastar, assurant avoir la protection de ce dernier – après tout nous avions traqué le Brise-Nuque ensemble, nous sommes frères d'arme désormais. Arnord-le-bien-brave m'en a refusé l'accès, répondant qu'il allait prévenir les Sorciers et qu'il nous autorisait à demeurer ici. Sur «  l'esplanade », a-t-il dit. On ne se mouche pas du coude dans ce marécage putride.
N'ayant plus qu'à attendre, j'ai fait signe à Fenris et me suis rapprochée du disciple du Petit Père des Tempêtes que j'avais remarqué :
"Vous devez être Shaîtan n'est-ce pas ?
Le rôdeur Kintaro m'a parlé de vous et m'a décris votre personne.
Ainsi vous êtes élève de Merlin...Profitez en bien, je l'ai été mais il m'a un peu laissé tomber, appelé par d'autres choses....
D'ailleurs je le cherche et je n'ai aucune idée de l'endroit où il peut se trouver. Peut-être le sauriez-vous ?"


Le Phargonien s'est mis à me faire une révérence plus que caricaturale et à me tutoyer comme si on avait gardé les esturgeons ensemble :
« Salut à toi reine des voleuses! Nous nous sommes déjà brièvement croisé à la Baie, mais nous avions alors chacun bien trop d'occupation pour s'occuper l'un de l'autre...
Quoi qu'il en soit j'ai cru entendre dire que dire que tu étais une amie de Mabelrode?!
Et bien saches qu'il est en ce moment même dans un compartiment secret de la Tour avec Shastar et Merlin.
Il s’apprête actuellement à être ordonné Sorcier Noir.
Il a eut sacrément du bol de s'en tirer à la Baie... Mais sa ruse ne semble pas en avoir pâti. Ce sont là tous les renseignements que je puisses t'apporter. Le meilleur qui reste à faire, c'est je pense d'attendre... »

Reine des voleuses. Mon poing s'est serré sur mon coutelas de chasse avant de voir que ce devait être une sorte d'humour, et la suite de son discours m'a tellement subjuguée que j'ai oublié d'aller au bout de mon geste. Merlin et Mabelrode qui jouent aux cachottiers, et ce dernier qui va entrer dans cet Ordre Sombre ? J'ai du avoir l'air surprise, pour le moins, aussi ce Prêtre de Phargonis a enchaîné sur des choses triviales à propos de soldats que je n'ai qu'écouté à moitié.

Attendre. Attendre que mon Maître et mon amant finissent leurs rituels sombres dans une tour ignoble au milieu d'un marécage brumeux et pestilentiel. J'en viens presque à regretter l'ennuie du Conseil de la Forêt et la compagnie dédaigneuse des Sylvains.


Après

La Baie

L'assassin suffoque. Il n'a pas compris ce qu'il s'était passé. Il a du mal à respirer, sa poitrine le brûle, il a envie de vomir, il s'étouffe presque. Sa vision s'étiole. Il sent des bras qui le lèvent, le traînent, le forcent à avancer. Il sent l'odeur de la Folle. Il aperçoit une silhouette à terre. La Cible, pense-t-il.
Il avance, avec l'impression qu'un fer brûlant fourrage dans sa poitrine, comme pour l'ouvrir.
Il connaît la souffrance. Il a été formé à la donner bien sûr, mais à la recevoir surtout.
Tant qu'il souffre, il vit. La Dingue le fait disparaître. Il ne reconnaît pas les ruelles, ne cherche pas à les reconnaître. La Dingue a étudié le plan, comme lui, elle a tout retenu, il sait qu'elle l'emporte au bon endroit. Il perd la notion du temps. Il fatigue. Il doit perdre du sang. Pourquoi n'arrête-t-elle pas l’hémorragie ? Il veut s'arrêter, il essaie de le lui dire. Il ne sait pas si ses mots demeurent des pensées ou s'il les prononce.
Il lui semble marcher longtemps, et lentement. Une assassin portant un assassin en train de se vider de son sang dans les ruelles de la Baie. Pourtant personne ne les arrête. Elle utilise les Ombres, avec moi. Elle est folle, et détestable, mais il faut lui reconnaître un certaine efficacité.
Ce ne sont plus les ruelles des quartiers Nord. Plus de lumière, moins d'odeurs – moins de mauvaises, surtout. Ils se sent dirigé vers une échoppe. Des effluves de plantes et de tisanes, de baumes et de savons. Ils gagnent l'arrière-salle. Une femme apparaît. Jeune, bien vêtue. Souriante certainement avec ses clients habituels. Pas présentement. La Dingue appuie l'assassin dans l'angle des murs. La femme s'approche, découpe vivement le cuir souple, écarte ce qui la gêne. Elle ne s'attarde pas. Elle regarde la Folle-dingue, secoue la tête, indique une autre sortie.
Ils repartent. Il a l'impression de s'étouffer. Il aurait envie de hurler, de se laisser choir au sol. La douleur. La Douleur. Il ne sait plus, plus rien, tout est flou, il n'y a plus qu'Elle – la Douleur.
Ils finissent par s'arrêter. Le visage de la Dingue devant le sien. Le sifflement-chuintement de sa langue mutilée. Il sent qu'elle le déleste de son cimeterre, de ses fioles.
Il sent une nouvelle odeur. Les égouts. Il a froid, d'un coup. La nausée. Pas aujourd'hui. Ses larmes lui brûlent la peau, il grelotte, sa poitrine est en feu.
La voix de la femme, chuintante :
« Sssss... sstupide assassssssin.... Inutile, maintenant, inutile. »
Son corps est pris d'un tremblement. Il ne sent pas la lame affûtée qui lui tranche la gorge. Le froid le quitte. Les tremblement s'arrêtent. Le feu de sa poitrine s'apaise. Il se sent cotonneux. Il se sent tomber. Les égouts engloutissent son corps et il se sent bien. Puis plus rien.


Avant

La Tour

Je me remets péniblement. Tout s'est soudain accéléré. Et en même temps la situation pour moi n'a pas vraiment changée : j'attends. Depuis des heures.
Le Devin, j'ai nommé Iriam Merenn dit le Hautain, a fait son apparition sur l'esplanade – le Dilbon s'était bien gardé de m'annoncer sa venue. Il n'a daigné saluer personne, comme de bien entendu, et s'est même payé le luxe de murmurer trois mots à mon brave Arnord avant de s'engouffrer dans la Tour. Puis le Brave est parti à sa suite et nous l'a rapporté sur l'épaule, aussi flasque qu'un milicien de la Baie goûtant pour la première fois l’Élixir des Brumes.
L’Élu de Te Dannan assommé par une brute ! J'en aurais presque ri, mais je sais parfois quelles limites ne pas franchir. Bon, je le sais souvent – mais parfois, je ne les franchis pas.
Tout le monde s'est rué pour réanimé le vénérable, et alors.... alors je n'ai plus du tout eu envie rire.
Rien moins que le Maître de la Tour, Bargûl-l'Infâme, est sorti de son antre pour venir tancer notre Brave Arnord. Paraît-il que le Vénérable Hautain fouinait là où il n'aurait pas du, mais l'Infâme considérait que ce n'était en aucun cas manière de traité un Élu – tu m'étonnes.
Bref, je n'ai à peu près rien suivit. Mon ventre s'est retourné, avant de se liquéfié, tandis que mes poumons se sont mis à pomper à l'envers. Bargûl a beau être immédiatement retourné dans la Tour, et ce depuis longtemps – combien ? - j'ai du mal à me remettre.
Les Druides ont été invités à suivre leur meneur, une fois remit, à l'intérieur à nouveau, mais uniquement du hall à la cave. Shaïtan, après m'avoir raconté sa vie, puis mavie qu'il connaissait plus qu'il n'aurait dû, me regarde étrangement. Ce prêtre est un véritable moulin à paroles, je ne sais pas s'il essaie de m'impressionner – ce qui serait un échec. Il m'a tout de même raconté sa rencontre avec Merlin, et ses mots ont ajouté à mon trouble actuel. J'ai, de plus en plus, l'impression de nager entre deux eaux. C'est pourtant à Merlin que je dois d'être rôdeuse, à défendre les créations de Te Dannan. Et pourtant, mon amant n'est pas un Forestier, non, c'est un futur Sorcier de l'Ordre Noir. Voici ce que je retiens de son discours :
« J'ai connu Merlin pendant la grande guerre en m'interposant entre celui-ci et la haine irréfléchie que lui voue bon nombre de soldats du Fort. Merlin est la personne idéale que je recherchais pour obtenir ce que je voulais de la Tour avec laquelle je comptais m'associer. Cela m'a quand même valu la haine de l'intendant Aerox, et le courroux du Général Fang.
De plus malgré sa démence, ou plutôt son amoralité, Merlin est pour moi une sorte de modèle. On ne peut dire que son âme est noire, mais on ne peut pas dire non plus qu'elle soit lumineuse. Il marche sur le fil d'un rasoir qu'il est dangereux de suivre. Je pense qu'au fond tu as de la chance de ne plus être son élève...
Des fois on ne saurait trancher si ce qu'il estime en vous c'est votre utilité ou alors si c'est votre valeur intrinsèque.
Quoi qu'il en soit, je le trouve admirable, et même si je risque ma vie à être son disciple, je pense que pour l'heure il est la seule personne qui vaille à mes yeux ce risque...
Je lui ai promis que quel que soit son pendant qui l'emporterait, je le suivrais. Mais au fond j'espère unir ses deux tendances afin de faire cesser la tourmente de son âme déchirée...
Mais cessons de parler de Merlin, car je suis sûr qu'il ne lui plairait guère que je parle ainsi de lui. Enfin je prend cette liberté car tu fus son élève.Quant à Mabelrode, je ne l'ai que récemment croisé en allant arguer ma cause auprès de Bargul. Quand je l'ai vu ce me fut un choc, c'était comme si je le connaissais déjà. J'en eu même un frisson dans le dos!!
Quoiqu'il en soit j'ai dû lui apparaître sympathique, car sachant que j'étais le disciple de Merlin, il me donna de nombreux conseils, et me parla de toi en de très bon termes... »


Fraternité de couilles. Je déteste ça, et ce prêtre aqueux me balance ça comme si ça pouvait nous rapprocher ! Les mâles sont décidément dénués de tout sens critique lorsque leur morceau de chair se tend un peu trop.
Mais voilà bien mon sort : attendre que mon aimée daigne m'accorder audience en compagnie d'un hobbit silencieux et pleutre et d'un homme bavard et trop sûr de lui. Au milieu d'un marécage putride plus humide que le con d'une courtisane de Brumevent auquel un chevalier bellâtre a accordé une œillade. Jouissance extrême.
J'attends.
J'attends et je cogite. Comme si je n'étais plusl'élève de Merlin ! Après tout, tant que l’élève ne dépasse pas le Maître, elle reste l'élève, non ? Certes, il me fait peur parfois, c'est vrai. Il m'effraie.
C'est par rapport à cela que j'ai flanché en voyant Bargul tout à l'heure. Mais moi aussi je suivrai Merlin où qu'il aille !
Je ne sais pas pourquoi mais…à chaque fois que je le croise je lui assure que lorsqu'il fera appel à
moi je répondrai. Il le sait, et il sait que ce sera le cas. Mais pourtant..pourquoi cela ? Je l'ignore.


Après

L'Arbre

L'homme au masque affûte tranquillement sa lame. Tendrement. Il l'aime, il est fasciné.
Le bruit est doux à ses oreilles. Il sourit – sous son masque.
Non loin de lui Osgoroth est assis sur son espèce de trône. Il médite. Ou bien il échafaude des plans. Ou encore rêve-t-il aux supplices qu'il infligera à unetelle ou untel. Aussi bien est-il en train de dormir.
La porte s'ouvre vivement, si vivement que l'homme au masque peut en sentir le souffle. Il n'a pas besoin de lever le regard pour savoir qui entre alors, pas plus qu'Osgoroth ne doit ouvrir les yeux pour savoir que son frère jumeau lui fait face.
L'homme se tend. Il déglutit sans bruit, calme sa respiration. Il évalue sa meilleur chance d'atteindre une sortie vivant, tout en continuant d'affûter sa lame. Il sait qu'il a eu une micro-seconde d'hésitation, une virgule imperceptible dans son mouvement. Et il sait que cela n'a pu échapper à Osgoroth.
La voix de Zaël est acerbe quand il daigne enfin parler :
- Tes Assassins ont faillit échouer.
L'homme masquée se détend. Faillit échouer. Il réussit même à ne pas soupirer d'aise.
Visiblement Osgoroth ne réagit pas de la manière espérée, et Zaël siffle et repart à la charge :
- Tu as voulu gérer cela, à ta manière, et cela a presque tourné au désastre. Tu as envoyé ces débutants humains au lieu d...
Le Maître Assassin lui coupe la parole, la voix tranquille, savourant visiblement le moment :
- De ce que tu me dis je comprends que mes Assassins ont au contraire réussit leur mission, ce qui ne faisait aucun doute. Et je préfères garder notre peuple pour d'autres tâches. Tu peux partir tranquille, mon Frère, et soit remercié pour m'avoir diligemment porté ces nouvelles : il est vrai que tes moyens de renseignements sont plus rapides que les miens, je te reconnais cela.
Un ange passe, un Ange reste. Le Sorcier fulmine mais finit par sortir, encore plus énervé qu'à son entrée.
L'homme masquée sourit, il continu à faire courir la pierre sur sa lame.
Il se permet quelque remarque :
-Une belle répartie, Maître. Mais je comprends Zaël : tu aurais pu m'envoyer. Tu es joueur.
Osgoroth plisse les yeux et étire ses lèvres en un sourire :
-N'as tu pas confiance en ton élève, cher Ange ? C'est toi qui m'a convaincu qu'elle était prête. J'ai en toi une confiance toute relative : j'ai mis ton jugement à l'épreuve. Je crois plutôt que tu es soulagé, c'est ta tête qui serait tombée en cas d'échec, pas la mienne.
Ange ricane. Il lève le regard vers Osgoroth, sort une plume blanche de son pourpoint et la lâche un pied au-dessus de la lame. La plume volette et vient buter contre le fil de l'arme – et reste là. Ange soupir, grommelle quelque chose, et souffle pour chasser la plume, avant de répondre a l'Elfe Sombre :
-Il faut croire, finalement, que mon jugement est plus affûté que ma lame.


Avant

La Tour

Mablerode est finalement sorti de la Tour. Impossible pour moi de savoir comment j'allais réagir. Depuis le début nous nous attirons, nous nous fuyons. Il m'a sauvé la mise plusieurs fois, notamment lors de la traque du Maître d'Arme de la Tour, Shrog, et je l'ai déjà sorti des geôles de la Baie, à plusieurs reprises. Mais pas la dernière fois. C'est de plus en plus difficile pour moi, la Baie. Ils sont bornés, et mes fréquentations ne leur plaisent guère. La dernière fois, c'était la guerre entre la Baie et la Tour, et je n'ai pas réussi à le tirer d'affaire. Il s'en est sorti seul, mais à quel prix ! Le voici désormais, plus pâle que jamais, tombé dans le giron de l'Ordre Noir.
Il s'est élancé vers moi. Comme un damoiseau des Brumes, il s'est mis à me tripoter et à m'embrasser. Je crois que Fenris en a eu le souffle coupé, voir cet escogriffe maigre et hagard, les marques des fers Baieois encore visibles sur ses poignets et ses chevilles, embrasser goulûment sa belle rôdeuse et ex-danseuse de tavernes qu'il admire, j'ai nommé moi-même. Le hobbit est parti faire un tour dans les marécages et moi.... moi j'ai cédé sous l’assaut. Pas de taille à mener ce combat-là, ce jour là, à cet endroit précis.
Il m'a servi un discours bien triste : « Comme tu le vois, je suis désormais un féal de la tour, et dans les jours prochains, mon seigneur Bargûl m'intronisera dans l'Ordre Noir. Toi, tu as choisi l'appel de la nature d'après ce que je vois.
Ainsi, nos ordres respectifs ne sont pas ennemis, et c'est tant mieux. Mais même si c'était le cas,
rien ne pourra altérer nos sentiments l'un envers l'autre. »

Des mots doux, et puis cette douche froide. Je n'ai pas pu tenir ma langue. À nouveau je voyais deux chemins devant moi, qui s'éloignaient de plus en plus l'un de l'autre, et moi qui m'éloignait de plus en plus de moi-même :
« Tu l'as dis toi-même : tu es un féal. Tu n'es pas libre. Si la Tour décide un jour d'attaquer à nouveau la forêt tu seras obligé de trahir quelqu'un : moi ou Bargül. Et les deux te conduirons à une mort certaine.
Mais ne parlons pas de cela… Je serais curieuse de connaître tes convictions. Je partage ta haine de la Baie, de la folie des servants de Vénéra, des soldats et des sous-merdes de miliciens, de l'ordre établi… mais l'Ordre Noir n'est-il pas un ordre des plus terribles dans son fonctionnement ? N'es-tu pas juste un pion ?
Et faut-il allait jusqu'à s'allier à la Fournaise, aux démons destructeurs, pour lutter contre une dictature ?
Je ne sais pas… Je suis heureuse de ne pas avoir participé à la bataille. J'aurais frappé dans les deux camps. Comme Merlin… C'était une boucherie, mon ami, une boucherie…
Mais laissons cela. Tu as choisi de servir l'ordre noir. Soit.
Tu as choisi de m'aimer. Soit.
Ces deux choix risquent de causer ta perte. Mais tu l'as déjà accepté. »


Je lui ai demandé si toutefois il pouvait être libre de ses mouvements, une dernière fois, et m'accompagner pour que je lui montre la Forêt, et Boisdoré, où j'ai trouvé comme un havre – peut-être un lieu qui lui ferait du bien, avant qu'il ne soit trop tard. Tout ce qu'il a trouvé à y répondre c'est qu'il devait être ordonné bientôt, et que cela lui ferait plaisir que j'y assiste. Et après, pauvre fou de Mabelrode, il s'imagine pouvoir repartir sur les routes, avec moi ! Et il est reparti, comme ça. Et moi je reste là, à attendre, encore, en compagnie de ce Prêtre de Phargonis étrange qui s'intéresse à des gens peu fréquentables...


Après

La Baie

La femme s'éloigne des égouts, elle se rapproche d'un quartier qu'elle n'a pas arpenté depuis longtemps. La dernière fois qu'elle y est venu elle portait un autre nom, connaissais d'autres personnes. Elle ne se souvient pas de ce temps là – pas clairement. Elle avait aimé cette ville, puis l'avait détestée. Désormais, elle n'a plus ce genre de sentiments.

Personne ne fait attention à elle, elle y veille. Autrement, la plupart des gens du Quartier des Érudits en seraient effrayés. Au Port, c'est différent. On voit de tout, là-bas, pas besoin de trop de discrétion. Cela lui fera un peu de repos. Et il paraît qu'il y a un homme qui lit la fortune dans les cartes.

Elle laisse un instant ses pensées prendre de la place. Elle arrête d'être entièrement en tension, sur le qui-vive. Alors qu'elle passe au milieu d'un groupe formé de jeunes hommes et de jeunes femmes habillés de manière extravagante pour la plupart, elle sent une main ferme agripper son bras et une belle voix mâle et puissante qui s'exclame, perplexe :

-Dame Djemlil'ha ???!!!? Par les galbes de Shanya que vous est-il arrivé ? C'est à peine si je vous ai reconnue, vo....

Surprise, elle manque de sur-réagir – retient au dernier moment le stylet qui a déjà servit plus tôt. Tous les regards sont tournés vers l'homme qui l'apostrophe, un ménestrel auprès duquel tous les autres semblent former comme une cour. Trop de monde. Trop de regards. Elle ne reconnaît pas l'homme. Pas vraiment. Elle est mal à l'aise, elle a peur soudain. Cinq, six.... sept cibles. Cela lui paraît possible.
Elle va tuer. Cela se voit dans son regard qu'elle garde fixé dans celui du barde. Il s'arrête immédiatement, perdu, dérouté lui aussi. Sa poigne ramollit, il bafouille quelque parole qu'elle ne comprends pas. La cour se détourne d'elle, reprend son barde chéri et l'emporte au loin en rivalisant de bons mots pour attirer l'attention de l'homme qui se laisse emmené, presque pétrifié par le spectacle qu'elle offre à ses yeux.
Elle reste un moment immobile, comme oubliée du monde, tandis que quelques dernières paroles lui parviennent – de loin, de très loin :

-Allons, chers D'Aexarn, vous nous aviez habitué à des découvertes plus affriolantes que ce laideron sombre comme l'humeur d'un moine qui n'a pas pu visiter son novice depuis plus d'une semaine !


Avant

La Tour

L'attente est finie. Je ne sais pas ce que j'en avais espéré. Un rêve. Un phantasme, mort-né dans les vapeurs méphitiques du marécage qui baignent les fondations de cette Tour maudite.
Le Dragon a essayé de me joindre. Ou plutôt, a réussi à me localiser. Marionnette, moi aussi ?
Merlin est sorti peu après que Mabelrode soit rentré. Il est allé droit sur son élève, le prêtre de Phargonis à la langue bien pendue et lui a administré une correction des plus violente. Merlin. Douceur de la pédagogie. Puis il s'est avancé vers moi, son sourire aux lèvres, à la fois solaire et sombre. Écrasant de confiance en lui, et pourtant torturé comme aucun de nous. « Il avait la langue trop pendue  » m'a-t-il dit. N'avais-je pas eu raison ? Je connais même ses expressions. Je le connais mieux qu'il ne le croit.
Il m'a demandé de mes nouvelles mais je l'ai senti lointain. Le Dragon lui a promit qu'il serait bientôt débarrassé de ses Ténèbres – et pourtant le voici à faire je ne sais quoi dans la Tour.
Je lui ai demandé conseil, il m'a mis en garde. Ce qu'il m'a dit, je crois que je le savais déjà, tout en le redoutant : « On ne peut avoir aucune confiance en un membre de l'Ordre Noir, Djem. Ils ne cherchent qu'une seule chose : le pouvoir. Pour l'acquérir, ils sont prêts à tout. Ils risquent leur vie et leur âme, offrant leur esprit aux Ténèbres qui les dévorent.
Je sais bien que tu t'inquiètes pour ton amant. Je le vois à ton regard. Mais il reste quelque chose de bien : l'Ordre Noir est très hiérarchisé. Les membres de cet ordre cultivent l'obéissance et la fidélité. Aussi, je ne crois pas votre amour en danger, si vous savez en prendre soin, le protéger comme un trésor unique.
Mabelrode est fier et fort. Il atteindra son but. Alors, vous pourrez être heureux. Mais pas avant. Il sacrifiera tout à sa quête de puissance. Ne l'oblige pas à faire ce choix.
Je te souhaites bonne chance, car tu vas en avoir besoin. Deviens forte et puissante, tu n'en sera que plus séduisante pour lui.
Mais je me suis peut être trompé, je ne suis pas infaillible... »

Il a continué, reprenant son rôle de meneur qu'il affectionne tant :
« Je m'étonnes de vous trouver encore ici, Fenris et toi. Pourquoi rester plus longtemps? Vous devez vous préparer. Le grand conflit aura bientôt lieu. Et nous devons être initiés aux plus hauts degrés de notre voie naturelle avant qu'il n'éclate. »

Puis il est parti, rentrant à nouveau dans la Tour.
Et Shaïtan, qui ricanait dans son coin et est allé jusqu'à se proposer pour m'accompagner en forêt, à la place de Mabelrode, a parut étrange, déconnecté un temps, puis s'est mit à s'agiter en tous sens, disant que le Temple de Phargonis avait été profané et que Siegfried, le chef de son Ordre sans doute, réclamait sa présence urgente. Et il est parti, lui aussi.
Me voici seule, avec Fenris, mon petit hobbit mal dégrossi. Et nous allons rentrer en forêt. Il le faut.
Merlin a raison : le grand conflit approche. Et Mabelrode n'en fera pas partie. Pas cette fois du moins – pas encore.


Après

La Baie

Elle a fini par dénicher l'homme des cartes. Il lui a fallut un peu de temps. La rencontre précédente l'a troublée bien plus que cela n'aurait du. Elle ne comprend pas.
Le Taromancien est assis dans un recoin à moitié couvert, à l'extérieur, entre une auberge et une échoppe. Devant lui une pierre de taille, vestige d'un chantier ou récupération d'un chargement, qui sert de table. Un mauvais tabouret bas, libre, est ce qui se rapproche le plus d'une invitation à venir s’asseoir.
Ce qu'elle fait.
L'homme fume, tranquillement adossé à l'angle du mur de l'auberge. Sa barbe est courte, sa moustache soigneusement taillée. Il fume et ne dit rien, se contentant d'observer la femme, souriant légèrement et attendant qu'elle parle la première.
Ce qu'elle fait.

- on est venue pour les cartes.... oui.... pour les cartes... on a entendu dire que l'homme savait les lire, oui, et on est venue pour ça, à La Baie, oui.... on est venue.

Lorsque la femme évoque les Arcanes du Tarot, le visage de l'homme se fait plus sérieux.

- Mon nom est Nepenthes, et oui, je suis Taromancien. Tu m'as trouvé, mais je ne parle pas aux inconnues. Quel est ton nom ?

La mâchoire de la femme se contracte, ses lèvres restent closes mais mobiles. Quelques sons finissent par en sortir :

-on n'a pas de nom... non.... ça non... la Folle... la Dingue.... personne...on est personne...

Le Taromancien ne se départi pas de son calme. Il fume. Il recrache un peu de fumée et hausse les épaules.

-Soit. Personne. Je t’appellerai alors... Nadiée, si cela te convient, c'est la même chose. Nadiée, puisque tel est ton souhait, je te dévoilerai ta fortune.

Nepenthes sort de sa besace un étui de cuir renfermant son jeu de cartes.

-Tout d'abord, il te faudra rétribuer les cartes, me payer le prix de cette connaissance. À toi de voir à combien tu l'estimes... Ensuite, il te faudra formuler la question dont tu veux connaître la réponse. Réfléchis-bien ! Il est parfois des questions dont on ne veut pas connaître les réponses...

Le Taromancien bat son jeu plusieurs fois et étale les vingt-deux longues cartes faces cachées.

-Enfin, je te demanderai de choisir six cartes, en les retournant l'une après l'autre.

La femme se rapproche du jeu de tarot.
Elle regarde les cartes étalées sur la pierre avant de toiser à nouveau le Taromancien.
Portant la main à son coté, elle tire une lame de sa capeline. Doucement, presque délicatement, elle pose un étonnant cimeterre sur la pierre, la garde à portée de sa main.
L'arme parait de bonne facture, d'un acier noir et mat, terne, qui semble ne renvoyer aucun reflet.
Une sombre lame, discrète, affûtée....
Elle retire alors sa main et, après une profonde bouffée d'air :

-.. voici le prix.... le prix que l'on mettra pour interroger les cartes oui... le prix qu'il faudra payer oui...

Le visage du Taromancien est empreint de concentration. Sur le côté de ses yeux et au-dessus de son nez, de légères ridules se font jour. Sa mâchoire serrée relève les pointes de ses moustaches. Un instant de surprise se lit dans ses traits lorsque Nadiée pose son cimeterre sur la pierre en guise de paiement - puis s'efface.

-J'accepte ton paiement, Nadiée.

Nepenthes avance prudemment une main vers le cimeterre sans le saisir pour autant, attendant visiblement que Nadiée pousse l'objet dans sa direction.
Un regard, un long regard.
Elle ne semble pas comprendre tout de suite pourquoi le Taromancien ne continu pas, puis elle remarque son regard insistant sur la lame.
Apparemment son habitude n'est guère à la confiance. Elle semble toujours sur ses gardes, soupçonneuse comme une bête traquée. Son regard est rarement fixe, fouillant discrètement tout le monde qui l'entoure.
Puis, jugeant sans doute la situation d'une manière plus sereine, elle rapproche la lame de Nepenthes, lui mettant presque la garde entre les mains.
Il poursuit :

-Ta question, Nadiée.

La femme se lance :

-le repos... oui... retrouver le repos... comment oui... comment va t-on trouver le repos ? oui on aimerait bien savoir ça oui... comment va t-on trouver le repos... peut-être... peut-être
oui...se retrouver oui

La main droite toujours enfouie dans sa capeline, toujours en tension, elle articule :

-on est prête.. oui... on est prête à entendre...

Elle tend alors une main vers les cartes. Une main fine, vive, non dénuée de grâce, et qui pourtant se referme comme une serre sur chacune des cartes, comme un rapace serrant sa proie.
Elle retourne la 2, puis la 17, puis la 21 puis... la 1, puis la 7 et enfin.... la 14.


Avant

Les marais devant l'Arbre

Nous y voilà. Le grand conflit. Le Grand Conflit. La co-existence pacifique n'existe pas, et les Druides n'ont pas digéré l'attaque de leur oratoire il y a quelques mois. Nous en sommes tous, et toutes : Druides, Illusionnistes, Amazones, Archers-Mages et bien entendu nous, les Rôdeurs. Envoyés en première ligne pendant que les autres tissent leurs sorts et que les archers se planquent, bien entendu.
Je comprends maintenant la présence des Druides à la Tour, probablement pour s'assurer la neutralité de l'Ordre Noir dans cette affaire. Ça me rassure, et ça ne me plaît pas. Ça me rassure de ne pas me retrouver face à face avec Mabelrode, mais les Druides n'ont-ils pas trop dévoilé nos plans ? Ne pas faire confiance à l'Ordre Noir. Jamais.
Ils nous ont tous réunis, hier. Longtemps avant, fuites possibles. C'est le vieux Kronberg qui nous a expliqué l'idée. Ou plutôt « qui a essayé de nous convaincre d'un tas de salades de saleté d'Illu » comme a dit un frère d'arme dont je tairai le nom. Paraît-il que les Illusionnistes et les Druides vont unir leurs efforts pour tisser une illusion suffisamment forte pour masquer notre avancée depuis la forêt jusqu'à l'Arbre au travers du marais. Sauf que ça n'est qu'une illusion, et que les marais sont bourrés de pièges. Ha, pardon, au temps pour moi, c'est notre rôle, les Rôdeurs, l'avant-garde : avancer en repérant les pièges et traçant un chemin sûr pour la suite de l'infanterie, messeigneurs Archers et Amazones. Des elfes délicats et des fanfaronnes de première.

Et donc nous voilà, à attendre l'aube en lisière des bois. La nuit ? Ces foutus Elfes Sombres voient mieux la nuit que beaucoup d'entre nous, en tous les cas d'entre celles et ceux qui devront passer les premier pour désarmer les pièges et faire le chemin.

J'ai froid. Mes muscles sont depuis longtemps ankylosés. J'ai le ventre qui se tend régulièrement. J'ai peur. Quelle est cette guerre ? Nous défendons la Forêt et les créatures de Te Dannan, soit, est-ce une raison pour annihiler tout un peuple ?
Nous ne sommes pas là pour poser des questions, ni réfléchir. Moi aussi, j'ai porté allégeance. Je ne suis pas plus libre que Mabelrode, mais mon allégeance ne dit pas son nom. Féale.

Nous sommes tous là : le petit Fenris, qui tremble en tenant sa lame courte, lui qui me suit sans cesse, que j'entraîne dans mes fuites et mes folies. Reod Dai toujours présent, qui a progressé depuis la traque de Shrog. Whaarg Ze Ork et sa soufflette magique, puis Ned, Magnus, Kintaro.... Le Signal !
Le premier rayon du soleil sur les plus hautes branches de l'Arbre. Compter deux minutes. Comment compter deux minutes ? Chacun regarde l'autre. Chacun espère que les autres suivront.
D'autres regards. Reod Dai resserre son paquetage. Est-ce le moment ? Rien ne semble changé, mais n'est-ce pas là une illusion tout à fait réussie ? Ou bien un échec cuisant ? Le temps nous est compté. Ils ne pourront pas tenir longtemps. Il n'y a pas le choix, il faut y aller. Un dernier regard à gauche, à droite, connivence, je m'élance.

Pas trop vite. Je sens rapidement les rôdeurs se joindre à moi. Ceux qui suivent, bien derrière, comme Fenris, ceux qui viennent à mon côté – Reod, Magnus. Nous avançons, scrutons, communiquons par signes. C'est Magnus qui repère le premier piège. Facile. Nous l'évitons. Je plante au passage un bâton pour l'indiquer à la troupe.

Pas le temps de se retourner pour voir si déjà Archers et Amazones nous emboîtent le pas. Il faut rester concentrés. Reod découvre le second piège. Il l'indique. J'entends nos déplacements. Bien trop bruyants. Kronberg a assuré qu'il tisserait une illusion parfaite, visuelle et auditive. Olfactive aussi ? Une petite brise, et je sens l'odeur douceâtre que transporte toujours Whaarg avec lui, l'odeur de la peur chez d'autres.

Je repère le troisième piège, je l'indique, contourne par la droite comme prévu et vais pour planter mon second et dernier bâton. La poigne de Reod Dai m'arrête net. Je le regarde, il a les yeux exorbités, mâchoire contractée. Me faisant signe de ne pas bouger Magnus m'indique quelque chose, juste là où j'allais planter le bâton. Un leurre. Deux pièges en cascade. J'ai failli faire échouer toute l'opération. Et probablement gagner un aller simple dans les Halls d'Horosis. Je mets un temps pour me calmer, diminuer les tremblements qui m'agitent. Les autres balisent le chemin. Je sens une petite pression, sur ma hanche. Je baisse les yeux, sachant déjà que je vais y trouver Fenris.

Nous progressons plus lentement. L'Arbre se rapproche – ou plutôt nous nous rapprochons de lui. Le soleil est levé maintenant, et, même si le marais reste relativement obscur, et qu'une espèce de brumasse malsaine flotte au-dessus nous constituons des cibles faciles. Pourtant, aucun trait sombre ne vient perforer nos gorges, ou nos pourpoints de cuir souple. Nous découvrons d'autres pièges – chaque fois plus subtilement placés.

Nous voici bientôt à l'Arbre. Sa présence en impose. J'ai à nouveau les jambes molles. L'Arbre me fait penser à la Tour. Les mêmes Ténèbres. La même envie d'aller voir à l'intérieur, et pourtant je saisqu'il ne faut pas. J'essaie de m'arracher à cette attraction. Faire demi-tour ? Folie, folie. Jusqu'où tiendra l'illusion ? Jusqu'à quand ? Je fais signe de nous arrêter. Nous sommes très proches, trop peut-être. Il faut maintenant attendre les autres. Tant pis pour les derniers mètres, tant pis pour les pièges. Je me retourne, m'attendant à tout, m'attendant surtout à ne voir personne. Mais ils et elles sont là. Pas encore assez proches, mais ils ont bien couvert les trois quart du chemin. Nous ne sommes pas si nombreux finalement. Je regarde Reod et Magnus. Ils acquiescent d'un signe de tête. Nous voici arrêtés sous les première frondaisons de l'Arbre – Te Dannan, es-tu encore présente en ce lieu désolé ? Puis-je lancer mes prières vers toi sans nous dévoiler ? L'Arbre est gigantesque. Une majesté éprouvante, écrasante. Je me sens à nouveau attirée, j'ai peur. Puis je n'entends rien d'autre que les premiers cris.

Je me retourne. Le marais est bouillonnant. Partout des Elfes Sombres se sont dressés hors des eaux stagnantes et des boues. La retraite de la troupe est coupée – ils et elles sont encerclées. Les traits fusent, de part et d'autre. Les Sombres tombent fortement, mais ils sont nombreux et leur première salve fut meurtrière. Les Amazones n'hésitent pas un instant et foncent en retraite. Elles ont raison. C'en est fait de nous. Déjà les Sombres sont sur nous. Reod et Magnus ont fait rempart de leur corps tandis que les Elfes arrivaient de toute part, des marais, du troncs, du houppier. Nous voici submergés. Ceux-là usent de lames légèrement recourbées d'un acier mat dont le fil paraît particulièrement dur et affûté. Je croise le regard de Fenris, le regard de la peur et du dégoût de soi, alors qu'il réussi à s'échapper, à se fondre dans le marais. Je lui souris. Part, Fenris, sauve toi, et raconte la trahison, mais méfies-toi, le traître sera après toi. Certains essaient de s'échapper, la plupart se battent, tombant rapidement sous les coups des lames sombres.

Trahis. Je repenses à la Tour. Je repenses à Merlin. « Ne fais jamais confiance à l'Ordre Noir ». Pourquoi Merlin ne ferait-il pas partie de l'Ordre, après tout ? Trahie par mon Maître, trahie par mon amant ? Mon cœur éclate, je hurle. Avant même d'y penser mon coutelas de chasse se retrouve dans ma main droite, ma petite hachette dans la gauche, et le sang qui bientôt macule mon visage, se mêlant à la boue, n'est pas plus sombre que le mien. Je taille, frappe, fracasse comme une furie. Je ne me bats plus, je danse. Je suis Djemlil'ha, je suis une danseuse. Mon corps m'obéit, et le suivre est difficile. Je connais les danses d'amour, je connais les danses de vie, mais aujourd'hui c'est une danse de mort. Je ne sais plus ce que je fais, où je suis. Peut-être est-ce que je m'acharne sur un seul ennemi depuis le début, peut-être suis-je en train de venger mes compagnons tombés ?

Voilà que ce ne sont plus les chairs et les os que mes armes rencontrent mais bien le vide, ou le métal. Je frappe, m'épuise. Les larmes, le sang, la boue, tout se fond dans ma vision. Je halètes. La tête me tourne. Je dois être blessée. Je suis blessée, bien sûr. Et sans doute plus qu'une seule fois. Je respire difficilement, mes bras sont lourds. Je distingues mon adversaire, face à moi. C'est un Homme, et non un Elfe, j'en suis certaine, je sais reconnaitre les contours des corps. Mais je ne vois pas son visage – il porte un masque. Pourtant il souris, je le sens. Il lève son cimeterre d'assassin. Je vais mourir, là. C'est une sorte de repos. Toute combativité m'a quittée. J'attends la sensation sur mon cou, me demande si j'aurais le temps de la ressentir. Mais ce n'est pas ce qui se passe. L'Homme frappe du pommeau à ma tempe. Un coup, et je m’effondre. Je ne suis pas morte, pas totalement. Je roule, je me sens soulevée, balancée sur une épaule. Je sens son odeur. Une odeur de mort. Et j'entends sa voix, avant de perdre connaissance : « Je prends celle-ci, pour la petite expérience d'Osgoroth. Elle me convient tout à fait. Tâchez d'en trouver d'autres encore en vie, le Maître en veut un bon stock : les expériences, ça rate fréquemment. »


Après

La Baie

[Le Taromancien retourne une à une les cartes indiquées par la femme. Son ton se transforme tandis qu'il parle. Aucune émotion ne transparaît plus.]

- L'Empereur

Richesse et puissance ! Oui, richesse et puissance. Ce sont là les deux attributs de l'Empereur et c'est ce que tu recherches en ce moment, ce qui te fait courir les routes. Peut-être ce buisson magique dont tu me parlais tantôt...

- Les Ténèbres

Cette carte, c'est la voie qui s'ouvre devant toi. Une route où tu devras verser le sang, mentir et trahir. Réfléchis-bien avant de t'y engager. C'est un chemin dangereux que l'on emprunte souvent sans retour. Mais, il semble que tu aies déjà pris ta décision quant aux moyens à employer pour parvenir à tes fins.

- L'Amoureux

Cet Arcane, c'est celui qui te talonne, qui te suit. Un être aimé ou qui va le devenir. Il cherchera à te rattraper, même sur la voie des Ténèbres. Si cela devait arriver, il en naîtrait une passion comme on en connaît qu'une dans une vie.

- Le Grand Clerc

Crois-tu aux Dieux, Nadiée ?
D'un clerc, tu peux espérer le soutien. Du disciple d'un dieu sombre. Tu le rencontreras sur la voie
des Ténèbres. Sache-le reconnaître, il te servira de guide.

- La Justice

Voilà l'Arcane qui cherche à te faire choir. Tu devras craindre la justice des hommes. Cette carte confirme ta fortune à venir, Nadiée. Pour obtenir les richesses que tu convoites, tu auras à t'acquitter d'actes vils, encouragée et aidée par le serviteur d'un dieu sans scrupules.

- L'Impératrice

C'est avec cette carte que vient le dénouement, la clef du problème. C'est la carte du cœur, des sentiments. C'est dans les bras de l’Impératrice que tu trouveras le repos. De la rencontre avec ton Amoureux naîtra le bien-être. Encore faut-il que tu le laisses te rattraper dans ta quête des biens de l'Empereur...

Voilà ta fortune, Nadiée. Les Arcanes ont parlé.

[Nepenthes laisse une dernière fois Nadiée contempler les cartes étalées devant elle. Puis, il range le Tarot dans son Étui de cuir marqué d'une coupe, sans détacher son regard de celui de la femme.
Elle se lève, sans un mot. Plante son regard dans celui du Taromancien.
Elle s'éloigne sans un mot. Rapidement, elle disparaît dans la foule.
Personne n'a prêté attention à Nadiée.
Le Taromancien s'est trompé. C'est elle qui a suivit son amour dans la Voie des Ténèbres.]





15 juin 2019
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