[HISTOIRE] Une jeunesse pas comme les autres

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Un pauvre vieux

[HISTOIRE] Une jeunesse pas comme les autres

Message par Un pauvre vieux »

Une effervescence inhabituelle sévissait dans l’auberge de Boisdoré ; ça criait, ça tapait du poing sur la table, ça vidait les chopes à tour de bras, à tour de phrases… On notait la présence de nombreux bambins hobbits dans la grande salle. Trop nombreux pour ne pas redouter quelque manigance tordue de leur part en vérité. A côté de la jeunesse espiègle, quelques irréductibles trouvaient la force de dormir malgré le brouhaha local, les rires et les cris - mais ils étaient peu. Il fallait dire que pour réussir ce tour de force, une condition était nécessaire : l’ingestion d’une quantité fantastique d’alcool. Peu de foies sur le contient pouvaient relever la gageure.

Dans la petite foule se trouvaient également quelques étrangers. Ils n’avaient pas tardé à apprendre de la bouche des habitants du village la source de toute cette joie : il ne s’agissait rien de moins que de l’élection du futur maire. Plusieurs candidats, un poste. Il fallait donc départager et pour cela quoi de mieux qu’une série d’épreuves ? Au nombre de trois, elles s’achèveraient au cours de la soirée, quand la fraîcheur vespérale pousserait les petites vieilles à sortir leurs vieilles couvertures pour se couvrir et les plus jeunes à rechercher la chaleur du feu. Un feu, il y en avait d’ailleurs un dans l’auberge qui brûlait joyeusement. Un cercle s’était formé et les oreilles se tendaient pour saisir les mots des candidats à l’élection. Cela faisait partie des épreuves : conter l’une de ses histoires. Et c’était justement au tour d’un petit vieux de s’exprimer. Il avait pris son temps avant de commencer : remuer le feu, aller se servir un verre d’absinthe, se couvrir les épaules d’un châle… et contempler les bûches qui se fendaient en miaulant.

Le verre fut posé un instant sur un tabouret libre et il tendit ses deux vieilles paumes vers le foyer crépitant. L’obscurité gagnait l’extérieur et la clarté blafarde du dehors était peu à peu remplacée par celle plus chaude et mouvante du reflet des flammes. Les rides se creusaient alors d’ombres et parfois même les plus jeunes paraissaient vieillis et empreints d’une déroutante gravité.

La voix du pauvre vieux s’éleva. Sans hâte. Tranquille. Comme s’ils disposaient de toute la nuit pour cela.


« Raconter l’une de mes innombrables aventures ? Hm… le choix n’est pas aisé, car j’en ai vécues des choses dans ma jeunesse. Ouais. A l’époque, j‘avais plus de cheveux, noirs comme l’ébène, on m’appelait « Le Tueur », c’est aussi simple qu’ça hé hé. C’était mon p’tit surnom dans le milieu des aventuriers et des bourlingueurs. Ouais. J’étais pas bien grand, mais je traînais derrière moi une sacrée réputation, mentit le petit gnome en réajustant le châle dont il se couvrait les épaules. J’ai zigouillé de tout : des chaotiques fous furieux, des prédateurs de pacotille, et même quelques soldats du Fort insolents. Le général de l’époque n’a pas osé me dire quelque chose quand je les ai envoyés chez Hôrosis. Ouais. Mais c’qui me valut ce surnom plus que tout autre massacre, ce fut la mort d’un monstre légendaire comme vous n’en rencontrerez jamais plus : l’Ours du Mont Noir. Ou plutôt la Bête des Cavernes. Ou non : la créature euh… bref ! C’était plus qu’un ours, c’était un véritable démon ayant pris apparence d’animal. Ouais. Attendez donc que j’vous raconte…

A cette époque, j’étais entouré de solides compagnons de route. A part Triste Face peut-être, les autres ne pouvaient bien sûr pas rivaliser avec moi, mais je les tolérais ; c’est toujours plus agréable que d’être sans ami. Moi j’dis : ces âmes solitaires qui mangent seules, dorment seules et parcourent les routes et les chemins seules, elles ont un sérieux problème, Asrélia les éclaire ! Mais c’est pas la question. »


Et le pauvre vieux à la chevelure autrefois noire et foisonnante, plaquée en arrière par de la graisse de crapaud, de commencer son étrange récit. Il planta en deux-trois mots bien choisis le juste cadre, quelques heures un peu avant les événements tragiques qui virent naître sa légende – au moins dans son imaginaire, c’était déjà cela de pris. Il avait brossé un tableau sommaire mais précis :

Ils étaient dans la Forêt Hantée… cela faisait des jours qu’ils foulaient l’humus de cette étendue végétale aux dimensions démentielles. La partie où ils évoluaient maintenant était composée d’immenses pins au bois étrangement sombres qui s’élançaient vers la voûte céleste avec une droite et rigide détermination qui forçait silence et respect. Même la lumière n’osait trop s’aventurer au-delà du faîte des arbres : c’était une demi-pénombre permanente par ici, couplée à la fraîcheur caractéristique des sous bois. Le tapis d’aiguilles sous leur pas craquait sinistrement. Elle semblait morte et terriblement habitée en même temps cette forêt. Prêtiez-vous l’oreille qu’un constat vertigineux vous saisissez : on n’entendait aucun chant d’oiseau. Non, pas tout à fait. Il y avait bien un coucou de temps à autre qui lançait ses appels liquides et interrogatifs, reconnaissables entre mille : « Coucou ?... Coucou ?... Coucou ?... ». Mais à part ce piaf exaspérant, rien. Ce n’était pas banal, une forêt sans oiseau. Au début, on se rendait bien compte que quelque chose clochait, mais impossible de mettre le doigt dessus… puis on réalisait soudain : ce qui nous dérangeait, c’était cette absence. Et puis surtout, il y avait comme une présence invisible qui vous nouait les tripes, éveillait vos sens et installait sous votre peau, dans votre cœur, le ver ignoble du malaise. Ouais. D’ailleurs Pas Leste, l’éclaireur du petit groupe avait avoué soulager ses entrailles plusieurs fois par jour. Bragon avait lâché un rire gras puis avait à moitié démis l’épaule du peureux d’une grosse claque virile ; sa manière à lui de lui apporter un moqueur réconfort.

Et le petit gnome continua après avoir jeté les bases, entrant au cœur de la problématique. Voici en somme la manière dont se déroulèrent les choses…




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Shinigami
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Re: Histoire - Une jeunesse pas comme les autres

Message par Shinigami »

Alors que le pauvre vieux donnait dans la phrase, la paraphrase et la phrase parallèle, deux enfants sortirent de leur torpeur hypnotique et se dirigèrent vers le fond de la salle.
Des mots et encore des mots, la litanie de la messe continuait son flot continu de paroles et paroles et paroles.

Alors que les paupières de tout le monde devenaient lourdes, un cri guerrier retenti ! Un cri aigu venant de petites voix dont la puissance rivalisait avec le miaulement d'un chaton ! Mais un cri tout de même, celui de deux enfants va-t-en guerre qui déboulèrent sur le côté de l'orateur, un seau d'eau en main.

Ni une ni deux le liquide quelque peu saumâtre et rempli de savon noir se dirigea d'un trait vers le gnome ciblé. Le futur-peut-être-on-sait-jamais-futur-probable-ou-pas-maire fut trempé de la tête au pied en un clin d'oeil !
L'ensemble des enfants éclatèrent de rire lorsque le visage du pauvre vieux exprima la surprise de l'instant.

Les deux coupables s'enfuirent au milieu des personnes présentes, glissant sous des tables et tabourets, hilares.
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Un pauvre vieux

Re: Histoire - Une jeunesse pas comme les autres

Message par Un pauvre vieux »

Le pauvre vieux n’avait rien vu venir, pris qu’il était dans son propre récit et les souvenirs de la belle Saël, et s’était retrouvé en moins de temps qu’il faut pour le dire plus rincé qu’au sortir du bain (il fallait préciser qu’on n’en prenait pas souvent des bains, à cette époque là). Une veine furieuse s’était mise à palpiter dangereusement le long de sa tempe ; ses petits poings ridés s’étaient serrés convulsivement. N’avaient-ils donc rien écouté ces petits garnements ? Ils venaient de provoquer l’un des êtres les plus dangereux du continent ! Le Tueur de la Bête du Mont Noir, du Monstre de… (etc). Bref, une erreur qui aurait peu leur coûter cher sans l’intervention d'un hobbit bleu qui vint au secours d’un petit vieux frémissant, autant de froid que de colère.


Après quelques menaces, après quelques remontrances, après s’être changé et avoir lancé une tournée générale, le conteur revint près du feu, plaqua en arrière les quelques mèches humides qui pendaient sur son crâne et sirota son verre d’absinthe, silencieux.

L’ambiance mit un peu de temps à redevenir propice aux histoires, à s’apaiser. C’était une énergie bien particulière, une énergie qui mettait en relief le brasillement des bûches, les jeux de lumières et la danse des ombres, l’eau des regards et la saveur des souvenirs. Chacun plongeait au-dedans lui, car les mots faisaient écho quelque part, dans les replis du cœur et de la conscience. Certes, ce référait souvent à des réalités différentes propres au vécu de chacun, à des réminiscences qui parfois n’approchaient que vaguement le propos immédiat… mais quand le conteur racontait un lac, il ne cherchait pas à ce que la foule autour voit son lac à lui. Non. L’objectif était atteint dès lors que l’auditoire voyait « un » lac, sentait « des » odeurs, apercevait le miroitement du soleil sur l’onde tranquille, entendait le battement mouillé des ailes des canards à la périphérie du regard….


« Où j’en étais moi ? »

Le pauvre vieux avait repris du poil de la bête.

« Ah oui, notre aventure avec les quatre autres… donc, comme j’disais, on était dans la forêt hantée. Ouais. »

Sa voix s’éleva de nouveau, reprenant le fil.
Un pauvre vieux

Re: Histoire - Une jeunesse pas comme les autres

Message par Un pauvre vieux »

*** Récit du pauvre vieux, partie I ***

« - On est où là ? J’espère que ces pleutres de villageois nous ont point fait mensonge, j’en ai marre de bouffer des racines, on trouve même pas de gibier par ici ! Kaïn réclame du sang ! Du saaannggnn… !! »

L’air siffla.

*TCHACK !*

Bragon, le plus impulsif du groupe écumait et tailladait rageusement le tronc noir d’un pin qui n’avait rien demandé, et certainement pas des coups de hache à faire claquer le cœur des vieilles rien que par l’onde de choc libérée. Un barbare comme lui avait besoin de viande rouge et saignante pour maintenir son impressionnante masse musculaire, en être privée lui tapait sur les nerfs. On avait depuis peu épuisé nos réserves de viandes séchées, et seul l’œil expert et les connaissances en botaniques pointues de la belle Saël nous avaient préservés de la faim. Le transit avait parfois du mal à suivre en revanche, comme se plaisait à l’illustrer Pas Leste qui s’était une nouvelle fois réfugié derrière un buisson. Scipio Triste Face se reposait sur une branche, mâchouillant nonchalamment un bout de racine noire, en contemplant de ses éternels yeux mélancoliques le grand homme pulvériser l’écorce innocente. Sur la demi-dizaine de personne qui constituait notre groupe, Triste Face était le plus mystérieux et le plus renfermé sur lui-même. Pourtant, son calme sempiternelle et son aplomb d’acier était un véritable atout et je lui faisais entièrement confiance. Il se disait dans le milieu qu’il avait été assassin avant de devenir indépendant et aventurier à plein temps. A la solde de qui ? Avait-il était servant de l’Impitoyable Déesse du Meurtre ? Peut-être. En tout cas il maniait la dague comme personne, je l’avais vu à l’œuvre et j’avais généreusement décidé dans la foulée de devenir son ami. Triste Face n’aimait pas parler de son passé. Les ivrognes se chargeaient de l’inventer pour lui : ils soutenaient mordicus que la première victime de Scipio avait été sa propre mère, le jour de sa naissance. Le pauvre serait ainsi devenu assassin par la force des choses, Te Danann avait choisi pour lui, et il s’appliquait à suivre sa Nature profonde. Cependant assuraient ces mêmes ivrognes, il cacherait au fond de lui une véritable bonté, et porterait en son cœur chacune de ses innombrables victimes. De là lui venait ses paupières tristounettes et sa face trop placide pour ne pas camoufler un profond chagrin. Nul ne sait si ces balivernes avaient un fond de vérité ou non, mais moi je l’avais vu charcuter « tristement » son lot d’hommes, de femmes et de vieillards sans marquer la moindre once d’hésitation, sans sourire et sans pleurer, juste avec cette indifférente mélancolie au fond du regard et sa terrible précision. C’était un perfectionniste, il aimait le travail bien fait. Il me faisait froid dans le dos Triste Face. Seuls les enfants semblaient trouver grâce à ses yeux de chien battu… et encore ! uniquement les jours où il ne pleuvait pas, avais-je cru remarquer.


« - Hey ! Hey ! Venez voir !! Faun a entendu mes prières, nous sommes sur la bonne voie !
- Faun se fout de toi et de tes prières Pas Leste, t’en a fini avec ton buisson ? T’as beau nous ouvrir la voie, le temps que tu nous fais gagner on le perd à t’attendre vider tes intestin de couard, un jour t’auras raison de ma patience ! A moins que ça soit autre chose que tu vides, hein ? Putain de frustré !»
-
*TCHACK !!*

Rageux, le barbare défonça encore un peu plus son tronc-victime sans se soucier de l’éclaireur qui reboutonnait son pantalon en tirant une tronche éloquente. J’intervenais, curieux de savoir ce qu’il avait à raconter. Du coin de l’œil je vis Triste Face sauter souplement de sa branche et Saël s’approcher avec sa grâce naturelle d’elfe. Pas Leste nous laissa mariner un moment, savourant son effet. Le regard glacial (et mélancolique) que lui décocha Scipio le poussa à partager plus rapidement sa découverte.

« - Plus loin, sur une lieue peut-être, les arbres deviennent plus épars, lâcha-t-il précipitamment en essuyant son front, et… et la montagne commence. Ca monte raide, mais c’est indéniable que l’environnement change. Euh… et puis j’ai vu ça… »

Il sortit de sa poche une petite fleur. Noire.
Nous nous concertâmes du regard. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose si les villageois ne nous avaient pas menti : le Mont Noir. On l’avait enfin atteint. La voix cristalline de Saël nous mit en garde contre la fleur sombre : c’était un poison violent, il fallait éviter de porter la main à sa bouche après l’avoir touchée, sous peine de perdre la raison puis la vie sous les deux jours. J’en gardais secrètement quelques graines : ignorant qu’elles me serviraient pour la constitution de mon Spirytus, des dizaines d’années plus tard lorsque j’abandonnerais mes anciennes activités...

Nous nous mîmes aussitôt en route. Gravant avec une motivation ressuscitée le Mont Noir. L’épopée dura des jours, nous crûmes plusieurs fois perdre la vie car ainsi était notre quotidien à l’époque.

****************************

Et puis un petit matin, nous l’aperçûmes… L’entrée de la grotte, au travers d’un brouillard humide qui ne nous avait pas lâchés durant trois jours. On eût dit une énorme gueule sombre qui s’ouvrait sur nous… la porte d’entrée vers le ventre de la terre, vers les enfers. Vers nos enfers. Nous étions là, les uns près des autres à contempler l’antre. Seul Pas Leste manquait à l’appel : il était allé fissa soulager sa peur de quelques grammes, sans doute derrière un rocher pour changer - les buissons s’étant faits plus rares au fur et à mesure que nous prenions en altitude. De ma vie de gnome, je n’avais vu lieu plus sinistre. Une carcasse de cerf à moitié dévorée pourrissait là et répandait ses miasmes pestilentiels non loin. La chose qui en avait fait son casse-croûte devait avoir une mâchoire immense et des crocs effroyables : ça faisait peine à voir. Ce spectacle me souleva un haut-le-cœur. J’avais passé la nuit à veiller car j’étais le plus brave, sans doute se trouve là la cause de mes vomissements soudain. Bragon se moqua… Mais je n’avais pas le cœur à le trucider aujourd’hui. Cette brute ne trouva alors rien de mieux à faire que d’ouvrir le ventre gonflé de la pauvre bête d’un coup de hache en rigolant grassement.

« Ca pue la mort ! Par Kaïn, même ma propre merde passerait pour du parfum de bonne femme à côté, ah ah !, s’exclama-t-il en se reculant vivement après avoir essuyé sa lame sur un bout de fourrure épargnée dans l’histoire. Bah alors Saël ? Tu fais ta mijaurée ? C’est la nature, comme ton peuple se plait à le raconter dès qu’il peut… ça te plaît pas ? Tu sais pourtant parfois te montrer moins prude, ah ah ! Faudra que j’en ramène un bout pour mes potes, mettre ça dans leurs chausses la nuit… AH AH AH ! »

La prunelle dure, Saël décocha un coup d’œil assassin à l’homme rustre tout en se drapant dans sa dignité. J’aurais dû le tuer pour cet affront parce qu’elle me plaisait bien la petite, en dépit de la différence de deux ou trois têtes que nos races respectives nous imposaient. Et puis je n’aimais pas la manière dont Bragon la couvait de son regard lubrique. Cela la mettait à coup sûr mal à l’aise. Plusieurs nuits, je l’avais entendue soupirer et pleurer… je soupçonnais Bragon d’être à l’origine de ce mal-être évident à mes yeux de gnome ; sans doute cette délicate fleur souffrait de fréquenter au quotidien un être tel que lui. On en souffrait tous à vrai dire.



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Un pauvre vieux

Re: Histoire - Une jeunesse pas comme les autres

Message par Un pauvre vieux »

Le pauvre vieux, en gnome fin et subtil qu’il était (une condition essentielle pour être maire), afficha le visage de celui qui a tout compris – les rides graves et mélancoliques- et s’aventura à donner quelques précisions supplémentaires sur la détresse de la belle Saël. Ses cris étaient étranges, ils ne ressemblaient pas à de la tristesse, se rappela-t-il sans trouver là d’autre explication que la race supérieure de la concernée (les elfes étaient parfois un peu maniérées). Il n’avait jamais osé la réconforter. Il ne voulait pas ajouter au trouble ! La pauvre était parfois tellement agitée qu’on eût juré qu’il y avait deux Saël à se mouvoir et à gémir derrière la pudeur de sa tente. Bon, le vieux conteur confessa qu’à l’époque il tétait déjà volontiers la bouteille (et c’est heureux car est bon maire celui qui sait jouir des dons de la vie et du bon alcool), et mit ça sur le compte de l’ivresse.

« Le matin elle semblait heureuse de voir le soleil… ne manquait-il pas de se rappeler. Moi j’y voyais du soulagement. Ouais. Sans doute le contraste avec la nuit affreuse qu’elle venait d’passer, un gnome sent ces choses là. En tout cas, je ne l’ai jamais vue pleurer devant moi. Une femme courageuse. L’affreux Bragon ne trouvait rien d’mieux à faire que d’lui faire ses pitoyables clins d’œil. L’avait rien compris à Saël celui-là ! Et moi je ne sais toujours pas ce qui me retint d’le tuer à cette époque. N’allez pas croire qu’c’était la peur, oh non ! Un bon maire ne craint personne. Ma générosité sans doute. Car un maire sait pardonner et être généreux avec autrui. »

Voyant des membres de l’auditoire bâiller, il enchaîna sans s’attarder plus sur le vilain Bragon et la belle Saël. « T’façon ça les a pas empêché d’mal finir », bougonna le pauvre vieux avant de reprendre le fil.
Un pauvre vieux

Re: Histoire - Une jeunesse pas comme les autres

Message par Un pauvre vieux »

La grotte était bien plus vaste que ce qu'un esprit normal pouvait
concevoir : c'était un véritable réseau souterrain, un labyrinthe
obscur et empuanti, au sol tapissé de crânes et d'os abîmés. Et ce
n'était point uniquement des restes d'animaux qu'il y avait là… comme
en témoignaient la forme des crânes, les vestiges de bottes
mâchouillées, les épées brisés et les lances cassées. Chacun de nous
s'était confectionné une torche de fortune, mis à part Triste Face qui
prétendait ne pas en avoir besoin pour se mouvoir dans les ténèbres.
Nous avancions groupés, pour ne pas prendre le risque de se perdre. Le
silence était de pois, comme la noirceur qui nous collait à la peau et
aux semelles. Des heures nous tournâmes ainsi, uniquement accompagnés
du crépitement des torches et d'un râle lointain qui résonnait comme
un regret éternel. C'était à vous glacer le sang. Pour une fois, les
langues restaient à leur place et nul ne mouftait. Même l'impertinence
de Bragon se tenait coite. Bragon, avant d'être une brute sans
cervelle au langage fleuri, était un vétéran de dizaines de batailles.
Il savait quand il fallait la fermer et déployer ses sens par delà le
visible. L'une de ses grosses paluches fermement agrippée sur le
manche de sa hache, l'autre tenant le feu de sa torche en rempart
contre les ombres, nul doute qu'à la moindre alerte sérieuse l'acier
de son arme aurait fendu l'air plus rapidement que sa pensée. Il
faisait partie de ses guerriers hors pairs pour qui « anticipation »
n'était pas un vain mot. Je l'avais vu abattre en duel des dizaines
d'adversaires. Malgré sa corpulence, il cachait une célérité
insoupçonnée et surtout, il lisait le corps comme les érudits
déchiffrent leurs grimoires. Le contre était son arme favorite : il
semblait parfois devancer les intentions avant même que l'adversaire
ne les formule dans son propre esprit, et à peine les fibres
musculaires faisaient mine de se contracter en face que sa hache
fusait déjà pour découper la chair à revers. C'était souvent fatal. On
pensait à tort parfois que le vaincu était mauvais. Ce n'était pas
toujours vrai, quand bien même il se faisait décapiter sans avoir
l'air d'avoir esquissé le moindre mouvement. C'était Bragon qui était
monstrueux. J'étais content d'être du bon côté de la hache.

Soudain, nous nous immobilisâmes.

Pas Leste manquait à l'appel.

Depuis combien de temps ? C'est Saël qui l'avait fait remarquer,
une inquiétude adorable et supérieure se lisant dans ses beaux yeux
sombres. Bragon avait lâché un « tant mieux ! » un peu nerveux, un peu
forcé, Triste Face s'était abîmé dans un silence mélancolique –
presqu'en totalité immergé dans l'obscurité – et moi… moi j'avais
tendu l'oreille. Une éternité nous l'attendîmes. Une éternité ne nous
répondirent que le clapotement espacé d'une goutte d'eau et le râle
poussif qui courrait épisodiquement sous les voûtes pierreuses. Nous
revînmes même sur nos pas sur presqu'une lieue. Rien. L'éclaireur
s'était enfui. Ou pire peut-être. Alors contre chagrin et colère, nous
reprîmes notre route. Des heures nous tournâmes tantôt à droite,
tantôt à gauche parfois nous nous faufilions dans d'étroits conduits
qui allaient en descendant, plus rarement nous escaladions les roches
moites pour attraper une issue perchée en hauteur. Triste Face avait
pris la tête et bizarrement, notre allure s'en trouvait drastiquement
accélérée. Pourquoi ne s'était pas proposé éclaireur à la place de cet
incapable de Pas Leste plus tôt ? Le mystère ne devrait jamais être
résolu.

Malgré mon sens de l'orientation hors norme, j'avoue que j'ai fini
par perdre le fil de notre progression. Seul le râle qui allait en
s'amplifiant nous indiquait que nous ne parcourions pas infiniment un
même chemin obscur et fermé. Ou alors, c'était nos oreilles qui
s'affûtaient et nous grossissaient un son toujours constant -
maintenant que l'organe tyrannique qu'était l'oeil était relégué au
second rang, sur le banc des bras-cassés et des infimes. Combien
d'heures perdîmes-nous dans ces tunnels interminables ? Combien de
jours, combien de semaines ? Le temps avait perdu de sa substance,
nous évoluions dans un univers aux lois différentes, à la logique
insaisissable. Nous marquions des pauses et nous endormions par
moment. Nous nous réveillions dans le noir le plus complet, l'image de
nos rêves dansants encore sur nos rétines hallucinées, puis nous
reprenions la route vaille que vaille. Le bois des torches était
devenu souffle et poussière depuis belle lurette, et nous ne nous
dirigions plus qu'à l'aide de cordes de chanvre fixées à la taille de
chacun. La magie semblait difficilement manipulable dans ce lieu de
perdition, aussi Saël avait-elle rapidement renoncé au réconfort de
ses sphères luminescentes et éthérées pour conserver ses forces et sa
lumière. Le silence était notre gardien, la nuit notre éternité. Nous
avancions. Combien d'heures, combien de jours ? Et puis enfin le décor
changea. Nos oreilles baignées de silence et d'obscurité nous
apprirent aussitôt que nous venions de pénétrer dans une cavité
beaucoup plus grande que les précédentes. Les pas et les paroles
donnaient l'impression de courir dans le lointain, de s'éloigner dans
la nuit en soulevant des volées frissonnantes d'échos et de chuchotis
interrogateurs. Scipio s'était immobilisé.

« Pourquoi on s'arrête, grogna Bragon.
- Chuuut…
- Quoi ? Tu vois quelque chose Triste Face ?
- Oui…
- Quoi ?
- … »

Bragon étouffa un juron qui parlait de parties génitales et de fille
de joie, mais n'insista pas. Bientôt, un râle nous parvint. Si faible…
si mélancolique… Et j'avais beau fouiller les ténèbres de mon regard,
je ne voyais strictement rien.


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Un pauvre vieux

Re: Histoire - Une jeunesse pas comme les autres

Message par Un pauvre vieux »

*** Reprise du Récit ; Retrouvailles ***



« C'est Pas Leste je crois.
- Quoi ?! »


L'annonce avait fait l'effet d'un coup de tonnerre et bien que seul
le barbare eût exprimé sa surprise à haute voix, un tressaillement
unanime avait fait vibrer le lien de chanvre qui nous unissait dans
l'épaisseur des ténèbres.

« Il est… vivant ?... »

C'était la voix de Saël. Cristalline et blanche à la fois. Scipio ne
répondit pas, le râle d'asthmatique qui nous avait fait nous arrêter
une première fois apporta de lui-même la réponse.

« Tu peux allumer tes sphères si… vous le souhaitez, proposa Triste
Face d'une voix égale. Je ne détecte pas d'autres présences sur les
lieux… mais restez sur vos gardes.
_ On est où là ? demandai-je surpris par le propre son de ma voix.
_ Dans les entrailles du monde…
_ Dans son trou du cul plutôt !
_ Ah Bragon ! ça faisait longtemps qu'tu nous avais point servi ta
poésie, ça manquait pas j'crois…
_ Tu veux un coup de hache minable de mes deux ? Hein ?! MA HACHE DANS
TA GUEULE DE SALE GN…
_ Paix ! »

De la voix ferme et claire de l'elfe ou des soudaines trois sphères
éthérées qui surgirent du néant pour jeter dans l'eau des regards de
curieux reflets bleus minéraux, difficile de dire ce qui stoppa la
brusque montée d'agressivité du barbare à mon endroit. Je relâchais
doucement ma respiration et me retint encore une fois de tuer Bragon ;
je n'avais pas le coeur d'aller contre la volonté de notre chère Saël
bien que l'envie m'en démangeât à un point tel que j'en avais des
suées et que ma chemise sans trouvait toute trempée. Triste Face se
tenait au-delà du halo projeté par les boules lumineuses, quelque part
sur ma droite. Il nous invita à venir et nous dirigea vers la source
même des râles. Au fur et à mesure que nous avancions, je sentais mes
entrailles se nouer. Je redoutais le spectacle qui allait bientôt
s'offrir à notre vue, je n'avais plus envie de savoir ce qu'il était
advenu de Pas Leste mais mes jambes me portaient malgré moi vers
l'avant. La corde qui m'enserrait et qui me tirait les reins n'y était
peut-être pas pour rien non plus. Doucement, je la dénouai, la laissai
glisser au sol et m'arrêtai. Tandis que Saël et Bragon continuaient
sur quelques pas, je sentais l'étau des ténèbres m'engloutir de
nouveau. Ce n'était pas désagréable comme sensation, ce sentiment d'un
abîme qui se creuse, de deux mondes qui se scindent et s'éloignent
doucement. Et le mien était plus large que le leur : leur lumière les
privait du reste de l'espace, de la profondeur de la grotte... de la
distance même qui nous séparait car à la vérité ils ne me voyaient
plus depuis leur frêle esquif luminescent. Moi, je nageais au sein de
cette noirceur, je la respirais à plein poumons, à pleine âme, et j'en
puisais une caricature de réconfort.
Ils s'étaient arrêtés. Saël étouffa un sanglot.

Leurs corps me cachaient ce que je devinais être les restes de Pas
Leste et je décidai de m'approcher – non pas parce que je commençais à
avoir les foies tout seul parmi les ombres, mais pour surveiller
Bragon la Brute qui ne manquerait pas de profiter du désarroi de notre
mage pour…
Une voix faiblarde parvint à mes oreilles. A peine plus qu'un
souffle, à peine plus que le râle poussif originel. Je m'immobilisai.

« Mes yeux… il m'a volé mes yeux… Mes yeux…»

Un murmure mélodieux et nostalgique gonfla le silence. Saël avait
commencé à chanter doucement les mots de son peuple. Une mélopée
oubliée et enveloppante aux accents mélancoliques, à la profondeur
sublime et abyssale. Elle n'invoquait pas ses schémas de guérison ;
c'est que les blessures devaient être trop importantes. Ce chant,
c'était la deuxième fois que je l'entendais. Il n'augurait pas joie et
la légèreté.

« Mes yeux… mes yeux… »

Un sanglot.
La voix se brisa. Puis le souffle fatigué reprit de nouveau, en
boucle.
Je vis Saël poser sa main délicate sur le gros bras de Bragon. Je
vis ce dernier affermir sa prise autour du manche de sa hache et les
veines se gonfler. Tout cela je le vis avec une lenteur et une
précision insupportables. L'acier miroita dans les ténèbres.

« … Il m'a volé mes… »

* TCHACK !*

La plainte s'arrêta brusquement. Seule la mélodie elfique tressait
le silence désormais. Le chant des morts.

« Hôrosis l'accueille comme il se doit en son royaume. Son sort
était scellé, il n'y avait rien d'autre à faire. » Je sursautai en
devinant Triste Face aussi proche de moi dans la nuit de la grotte ;
je ne l'avais pas entendu venir. « Poursuivons, nous ne sommes plus
très loin, reprit Scipio d'une voix qui ne laissait transparaître
aucune émotion. Et attache-toi de nouveau aux autres Devnel, il faut
que Saël économise ses forces. Nous en aurons bientôt besoin. »

Je hochai la tête dans les ténèbres avec la désagréable impression
que Triste Face me dévisageait, quand bien même je ne voyais pas
moi-même le bout de mon nez. Quand je m'approchais de mes deux
compagnons restants, Bragon avait déjà recouvert le corps du
malheureux de gros rochers et je ne pus voir de lui qu'une main
crispée, boursoufflée, aux ongles noirs de crasse et aux multiples
coupures. Je frissonnais. Saël s'était tue et avait disposé quelques
plantes dont elle seule avait le secret autour de la tombe de fortune
; elles se consommaient doucement en dégageant de subtils et agréables
parfums qui ne masquaient pas totalement l'odeur de la mort. Le
premier d'entre nous avait rendu son dernier souffle, et je ne
comprenais pas pourquoi. Mais quelqu'un devrait payer pour cela. J'en
faisais le serment.

« Il faut partir. »

Nul ne remit en question ce choix. La gorge nouée de colère,
j'attachais la corde de chanvre que me tendait Saël.
Saël…
Elle avait la dureté et la tristesse minérale des déesses de
pierre.
Nous reprîmes notre route.


[i][A suivre][/i]
Un pauvre vieux

Re: Histoire - Une jeunesse pas comme les autres

Message par Un pauvre vieux »

**** Et le dénouement de se profiler... une rencontre inattendue.****



« Bonjour monsieur !
_ H-hein ?... Qui es-tu petite ? »

La jeune enfant qui était apparue dans mon dos pendant que je
contemplais l'autel s'était contentée de pencher la tête sur le côté
droit et de me regarder d'un drôle d'air comme si je venais de
proférer une absurdité qu'elle ne comprenait pas.

« Qu'est-ce qu'tu fais là toute seule ? »

Ses lèvres demeurèrent closes. Je me frottais les yeux, mal à
l'aise. J'étais éreinté.



Après des heures de marche, le décor avait changé autour de nous,
nous l'avions immédiatement senti au bruit que faisaient nos bottes
sur cette nouvelle surface plane et régulière. Et puis le son se
réverbérait d'une manière différente. Quelques dizaines de pas plus
loin, nous nous étions retrouvés face à un mur. Bragon l'avait senti
deux mètres avant de pouvoir le toucher de sa paume calleuse. En
prenant à droite sous les conseils de Scipio, nous avions trouvé un
interminable couloir. Une lueur faible avait percé les ténèbres. Des
champignons luminescents ; ils devraient nous accompagner jusqu'à la
fin de notre périple. Leur lueur froide et morne à mourir nous avait
dévoilé un peu plus de l'architecture dans laquelle nous nous étions
enfoncés : un couloir régulier et poussiéreux que nulle âme ne
semblait avoir emprunté depuis des siècles. S'il était plus que
surprenant de voir surgir un ordre façonné par une main consciente au
milieu de l'anarchie sauvage des tunnels précédents, nul ne le fit
remarquer à haute voix. C'était inutile.

Nous avions finalement convenu de nous séparer en tombant sur un
croisement, Saël devait se servir de ses dons de clairvoyance pour
nous réunir dès que le besoin s'en ferait sentir. J'avais pris le
couloir du milieu, Bragon et l'elfe celui de droite et Scipio le
dernier, à gauche. Après un long temps de marche qui avait vu se
succéder des choix toujours plus aléatoires concernant les directions
que j'empruntais, j'avais débouché sur cette grande salle. Une
colonnade circulaire entourait l'autel du centre. Ce que j'appelais
l'autel en tout cas. Des sculptures en bas-reliefs couraient le long
de son périmètre et semblaient raconter une histoire triste et
violence. On devinait des visages grimaçant, tantôt effroyables,
tantôt tordus de douleur, des silhouettes qui avançaient vers
d'étranges lieux pour participer à de non moins mystérieux rituels.
Des glyphes complexes que je ne comprenais pas les accompagnaient. Il
s'en trouvait également au-dessus des huit portes qui donnaient accès
à cette chambre énigmatique. Des torches éteintes attendaient dans
leurs appliques métalliques fichées à espacement régulier sur les murs
froids. C'est à ce moment qu'était apparue la gamine.

Je pris le temps de la détailler un peu plus. Elle allait nu-pieds
et n'était vêtue que d'une simple robe écrue, sale et trop grande pour
elle, qui lui arrivait au niveau des genoux. Menue, le regard vif,
elle dégageait ce mélange de fragilité et de force propre à certains
enfants. Je ne m'expliquais pas sa présence ici et demeurait incapable
d'aligner une pensée cohérente à ce sujet.


« Tu t'appelles comment ? hasardai-je dans l'espoir de la voir enfin
répondre à mes questions ou au moins me donner un semblant de piste.
Tu habites ici ?
- Tu parles trop Devnel, me rétorqua-t-elle en m'offrant un sourire
désarmant de candeur et d'innocence.
- H-hein ? Par Asrélia ! Comment sais-tu qui je suis ?!
- Elles me l'ont raconté.
- Qui ça, elles ?
- Les pierres… les gens ferment leur cœur et ne les écoutent plus,
pourtant elles en ont des choses à dire de ce monde. Sais-tu seulement
combien de milliers d'années elles ont vu s'écouler ? Le sais-tu ? »

Je ne répondis pas. La discussion prenait un tour qui ne me plaisait
pas et me laissait le sentiment de subir. La gamine me perturbait,
elle ne s'exprimait pas comme une gosse de son âge apparent, en dépit
de son attitude enfantine et des accents attendrissants de sa petite
voix.

« Tu as peur », lâcha-t-elle sur le ton du constat en fronçant ses
sourcils d'un air mi-consterné, mi-déçu. Elle soupira, son minois
reprit un air plus badin. Elle fit quelques pas vers l'autel, examina
un glyphe en silence à la manière d'un gamin examinant un insecte.
Nulle aile à arracher cependant dans ce cas. « Qui sont tes compagnons
? », demanda-t-elle finalement en s'accroupissant au sol et en
penchant de nouveau la tête sur le côté pour m'observer. La lueur que
je vis dans ses yeux me déplut.

« Les pierres ne te l'ont pas dit ?
- Peut-être. La fille a l'air gentille en tout cas.
- Elle l'est.
- Elle t'aime bien aussi je crois…
- T-tu… tu crois ?...
- Oui, hi hi ! Tu en doutais ? C'est ton amoureuse ?
- Mon amoureuse… ? »

Je soupirai. Finalement je m'étais trompé. Ce n'était qu'une gamine.
Une gamine étrange, certes, mais rien qu'une enfant. Nous commençâmes
à échanger quelques paroles. Je lui racontais combien j'étais vaillant
mais également timide, que c'était pour cela que Saël et moi… Ah, mais
si ce maudit Bragon ne prenait pas toute l'attention à toujours
gueuler plus fort que les autres aussi ! Il en avait une grande g…
celui-là ! J'aurais pu le tuer, oui, mais on ne tuait que ses ennemis,
n'est-ce pas ? Parce que c'était mal de tuer. Tout cela je le
racontai en confiance à la petiote. Je lui contai les débuts de
notre périple, les affreux dangers que nous avions traversés, en
omettant les détails les plus sordides car je ne souhaitais pas
choquer son innocence et sa jeunesse. Je lui parlai de Triste Face
aussi, il me faisait froid dans le dos lui.

Son expression changea subitement. Aussitôt, des doigts invisibles
pincèrent la corde du danger au fond de moi. Quelque chose n'allait
pas. Le pressentiment d'évoluer sur un terrain dangereux me saisit le
cœur. Qui était-elle réellement ? Je me rendais compte seulement
maintenant que je ne connaissais presque rien d'elle et que je n'avais
fait que parler, moi d'habitude si laconique. Voyant que je me
taisais, elle se rapprocha doucement, posa délicatement son adorable
petite main glaciale sur mon avant-bras, avec un amour à terroriser le
plus attentionné des pères.


[i][A suivre][/i]
Un pauvre vieux

Re: Histoire - Une jeunesse pas comme les autres

Message par Un pauvre vieux »

**** Faites des enfants qu'ils disaient... ****



« Hm, Triste Face… vous a-t-il dit son nom véritable ?... Devnel ?
Réponds à ma question.
- Demande aux pierres ! soufflai-je en me dégageant et en reculant
instinctivement de trois pas.
- Les pierres sont pareilles aux hommes, aux gnomes, à toi, à Bragon,
à Glenn, à Saël… elles ne disent pas tout, on peut le leur interdire
par exemple.
- Qui es-tu ? »

Je reculai discrètement vers l'entrée par laquelle j'étais arrivé.

« Est-ce toi qui as tué Pas Leste ? Qui es-tu ! »

Le son de ma voix me fit peur. Cette gamine n'était pas ce qu'elle
prétendait être, j'en avais acquis la certitude maintenant. Une enfant
n'avait pas cette profondeur dans le regard. Une enfant ne remplissait
pas à ce point un lieu de sa présence.

« Qu'importe qui je suis… » Les torches s'allumèrent en dilatant de
manière pleine et ronde l'air autour d'elles. « Qu'importe Glenn…
tu n'as même pas eu le courage de voir ce qu'on lui avait fait subir
et tu me demandes si c'est moi qui l'ai tué ? Est-ce ainsi que se
comporte les amis ? ». La culpabilité me noua les entrailles, distilla
en moi un sentiment de nausée. Je la détestais pour ce qu'elle venait
de dire. Je me détestais moi. Elle avait raison et elle le savait. En
cette heure, je me pris à convoiter l'oubli, la fuite, mon cœur
désirait plus que toute chose que toute cette mascarade cesse enfin.
La moquerie dans la voix de l'enfant n'en disparut pas pour autant.
Elle poursuivit en riant. « Réponds Devnel, Devnel le Lâche ! Devnel
le Faible !…Réponds !... Et sais-tu ce que m'ont dit les pierres ?
Saël ne t'apprécie guère. Elle te méprise au fond. Mais tu sais, elle
méprise beaucoup de gens, n'en sois pas affecté… Oh… tu vas pleurer ?
Conserve tes larmes Devnel, chéris-les comme tes propres filles, elles
ne sont pas éternelles, et c'est uniquement lorsque l'on ne peut plus
pleurer que l'on prend la mesure de leur valeur. Tu comprendras
bientôt de quoi je parle. »

Elle soupira d'un soupir d'enfant déçue, la lèvre boudeuse.

« Tu es entré par la porte du ciel, lâcha-t-elle sur le ton du
constat. Mmh… Intéressant… Glenn était lui arrivé par celle de
l'eau. Cela ne conduit pas aux mêmes univers, il y a un protocole à
respecter sais-tu ? Il dépend de l'histoire de chacun, unique à chaque
fois. »

Horrifié, je constatai que mes membres ne m'obéissaient plus. La
mignonnette me regardait sourire aux lèvres, une expression
indéfinissable au fond des yeux - presque triste eût-on dit.


Une ombre glissa soudainement sur le carrelage. Je captais un
mouvement fugace du coin de l'œil mais ne réagis pas. Un sifflement
suivit presque aussitôt ; une hache passa au travers du corps de la
gamine qui fut littéralement coupée en deux. Une gerbe de sang sombre
explosa dans l'atmosphère, éclaboussant principalement les murs et le
sol d'une rosée inédite et superbe. Bragon était là, plus blême que je
ne l'avais jamais vu. Je remarquais deux choses : il était blessé à la
jambe et au bras – perdait d'ailleurs beaucoup de sang – et moi
j'avais retrouvé d'un coup l'usage de mon corps. Je clignais des
yeux.

« Bouge-toi si tu veux vivre, elle n'est pas morte, cracha le
barbare en passant devant moi en boitant.
- Monstre, tu as tué une gamine !
- Me cherche pas minus, c'est vraiment pas le moment… »

Il avait prononcé ces mots d'une voix tellement basse que je doutais
avoir tout compris ; ses yeux dissipèrent mes maigres doutes auditifs
: il ne plaisantait pas. Je déglutis et regardai le carnage. La
fillette me fixait avec une expression paisible et figée, plus blanche
que le cul de la favorite de Vénéra. L'autre partie de son corps avait
été projetée quelques pas plus loin et gisait, inerte.

« J'en ai déjà décapitée une qui avait exactement la même tête,
Triste Face m'avait prévenu que cela ne la tuerait pas, je ne le
croyais pas…»

Incapable de proférer le moindre son, je me contentais de hocher la
tête et de lui emboiter le pas tandis qu'il sortait par l'une des huit
portes.
Bragon s'orientait sans hésiter dans le labyrinthe ancien, ne
restant jamais plus de quelques clignements d'yeux aux embranchements.
Il m'apprit que Saël le guidait pour nous permettre de la rejoindre.
Il me conta aussi son périple et l'origine de ses blessures : il était
tombé sur le monstre évoqué par les villageois au tréfonds d'une fosse
gigantesque emplie d'ossements et de restes plus ou moins frais. La
bête semblait obéir à la mystérieuse gamine que sa hache avait tuée
par deux fois, il en était certain. Lorsque je lui demandais s'il
avait terrassé le monstre, il ne me répondit pas, serra la mâchoire et
emprunta un couloir qui venait d'apparaître à notre droite, laissant
dans son sillages quelques gouttes poisseuses et mes interrogations en
suspend.

Après de longues minutes à errer ainsi, le grand homme vacilla
soudain. Je me ruai courageusement à sa rescousse pour l'empêcher de
défaillir, mais il me repoussa violemment et je me heurtai la tête
contre la paroi opposée. Bragon était livide. S'il ne m'avait pas fait
autant pitié, je crois que je l'aurais tué pour cet affront.

« Désolé minus… j'ai juste besoin de souffler un instant, rien qu'un
instant… juste un putain d'instant… Saël… »

Ma main tâta l'arrière de mon crâne… je ne saignais pas mais une
bosse douloureuse avait déjà poussé sous le cuir chevelu. J'observai
Bragon qui s'était adossé contre le mur. J'avais méjugé l'ampleur
de ses blessures. D'une pâleur cadavérique et la peau soudain
recouverte d'une fine pellicule de sueur, de ma vie je n'avais
souvenir de l'avoir déjà vu si mal en point. Il avait fermé les yeux
un instant.

« Empoisonnement. »

La voix de Saël avait surgi du néant, résonnant sous mon crâne en me
faisant sursauter. Une tristesse infinie perçait derrière l'arrogance
habituelle de ses intonations.

« Servir de canal ajoute à la fatigue, je passerai par toi
désormais. Il est capable de survivre à la plupart des poisons, mais
celui-là est particulièrement puissant : sa composition m'échappe, on
a fait usage d'arcanes obscures pour le concevoir... un savoir au
moins aussi ancien que celui de mon peuple. Il faut que nous trouvions
le plus rapidement possible, ou il mourra. »



[i][A suivre][/i]
Un pauvre vieux

Re: Histoire - Une jeunesse pas comme les autres

Message par Un pauvre vieux »

**** Quand nous devions retrouver Saël... ****



Vaille que vaille, nous nous étions remis en route, moi devant et
Bragon qui traînait la patte un peu plus loin derrière. Je ne l'avais
pas entendu se plaindre une seule fois. En fait, il n'avait plus
prononcé un seul son depuis notre seule et unique pause, après avoir
refusé d'une insulte ma proposition de le soulager d'une partie de son
équipement. Cela ne m'avait guère étonné venant de lui. C'est donc
silencieux que nous parcourions le labyrinthe infernal, couvés par le
regard lourd de reproches des pierres millénaires à l'entour. Même
Saël s'était montrée étrangement laconique. « Droite ». « Troisième en
partant de la gauche ». « La porte de la Terre ». Des instructions
toujours précises, réduites au strict minimum toutefois.
Qu'attendais-je au juste ? Je l'ignorais moi-même, je n'avais pas fait
le tri dans mon coeur… je redoutais d'y pénétrer même. Les paroles de
l'enfant me troublaient plus que je ne voulais l'admettre, je
n'arrivais pas à les chasser de mon crâne ; c'est une chose bien
cruelle que de traiter avec une âme pour laquelle on éprouve un amour
sans retour, j'en faisais la douloureuse expérience et j'aurais
préféré souffrir mille morts plutôt que de sentir du mépris en face de
ma tendresse. Etait-ce vrai ce qu'elle avait dit ?
L'oeil jaune et la peau toujours frissonnante, Bragon était en proie
à d'autres démons et faisait vraiment peine à voir. De violents
tremblements le saisissaient parfois et un pus odorant suintait
maintenant en continu de ses plaies. Sûr qu'elles n'avaient rien de
naturelles ces blessures là, je n'en avais jamais vues s'infecter
aussi vite ! Les dieux étaient contre nous - Hôrosis avait l'air
pressé de rappeler à lui cette âme qui avait pourtant rempli avec tant
de zèle son Royaume jusque là… il fallait croire que même les plus
grands moissonneurs finissaient un jour par nourrir les vers et la
terre mère de leur carasse.


« A… à droite. »

Je m'arrêtai.
Le couloir régulier dans lequel nous avancions depuis maintenant
quelques minutes continuait encore sur des dizaines et des dizaines de
pas – son extrémité se fondant graduellement dans l'obscurité – et je
ne distinguais aucune ouverture. La paroi lisse semblait nous
narguer.

« A… à… à droite… »

La voix de Saël avait changé de couleur et me donnait l'impression
de me parvenir d'un lointain passé ; elle vacillait telle la flamme
d'une bougie soumise au vent du Nord.


« Qu'est-ce qu'il se passe ? lança Bragon d'une voix méconnaissable
dans mon dos. Pourquoi on s'arrête ?
- Euh… j'comprends point, on doit prendre à droite qu'elle me dit
Saël… »


Nous marquâmes un moment de silence, contemplant stupidement les
pierres muettes à la recherche de la solution. Saël ne s'était jamais
trompée jusque là. Quelque chose n'allait pas.
Une sensation de froid me saisit. Derrière moi le barbare avait
doucement fermé les yeux comme pour mieux entrer au-dedans combattre
le mal qui le rongeait et coupait un à un les fils de sa vie. Ce
n'était pas la première fois que son organisme absorbait du poison –
rien d'étonnant pour un mercenaire de sa trempe qui se frottaient
régulièrement aux pires malfrats… certains d'entre eux induisaient
leurs lames ou leurs flèches de substances hautement toxiques - et
c'est sans doute l'unique raison pour laquelle il n'avait pas encore
succombé là où tant d'autres seraient tombés. Son état avait l'air de
s'être stabilisé, mais cela ne voulait rien dire : combien de temps
encore ? Et Saël qui nous disait de prendre à droite… Tandis que
j'essayais de rassembler en vain mes pensées désordonnées pour former
une idée cohérente, la voix féminine de l'elfe raisonna une nouvelle
fois dans mon esprit.

« Devnel ? Devnel ? J-je… ». Du trouble et un soupçon d'autre chose
que je n'arrivai pas à définir perçait dans son timbre délicat. « ...
Devnel, Bragon ? Pourquoi ne… n-non ! NON !» Le lien télépathique
sembla s'étioler, perdre en force et en consistance. Des murmures me
chatouillèrent les oreilles un instant, des paroles que prononçait
sans doute Saël mais que je ne compris pas.

J'avais soudainement identifié ce petit quelque chose qui ne m'avait
pas plu dans sa voix.

La peur.

Elle avait peur de quelqu'un ou de quelque chose, je le pressentais.
Et sans le vouloir, elle avait instillé en mon coeur un sentiment
semblable. Je frissonnai et restai seul, perdu dans mon silence et
mes doutes. Bragon n'avait pas bougé et donnait l'impression d'avoir
rendu son dernier souffle ; seule sa poitrine qui se soulevait et
s'abaissait faiblement à intervalle régulier prouvait le contraire.
Une respiration sifflante au demeurant. A l'entour, les champignons
nous baignaient d'une lueur bleue pâle irréelle. Rien ne bougeait. Ni
devant, ni derrière nous. Il n'y avait que les ombres et un silence
toujours plus oppressant.

« L-les... les pierres… Elles vous écoutent… »

Je sursautai. Le pont télépathique s'était brutalement rétabli. Je
me fis violence pour ne pas me retourner tellement l'impression était
forte que l'on venait d'apparaître derrière moi pour me chuchoter ces
quelques mots.

« Les pierres… les entends-tu Devnel ? Entends-tu leurs mémoires
?... » Mon sang se figea dans mes veines. La voix de Saël avait pris
des accents enfantins. « Les écoutes- tu ?... les écoutes-tu seulement
?...».

Horrifié, je me bouchai les oreilles, mais l'affreux murmure n'en
cessa pas moins pour autant. Je ne reconnaissais plus Saël, je ne
comprenais pas ce qu'elle disait, c'était une d'enfant qui me parlait,
la voix d'une morte, la voix de la gamine inquiétante que Bragon avait
coupée en deux devant mes yeux. Si se lacérer les tympans m'eût permis
de faire cesser ce babillage terrifiant, l'eussé-je aussitôt fait sans l'ombre
d'une hésitation. Un frisson me parcourra l'échine : c'est comme si
les lèvres de la petite était collée contre ma peau à me susurrer son
fiel et son poison, à distiller dans mes veines le froid de la terreur
et du désespoir. Mon coeur parut exploser dans ma poitrine.


Je hurlai.



**** Suite et fin au prochain épisode ****
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